La trêve
Au rayon de soleil nous nous étirons. Nous sommes nus et notre épiderme se ravit – c'est délicieusement perceptible à l'œil nu – de la chaleur accrue, géométrique et précise d'atteinte de nos centimètres de peau aventureuse. Il n'y a rien à changer, à corriger. L'adaptateur thermique, allié discret de notre réveil sans faute ou chair de poule, adversaire redoutable du relief pelliculaire vivant – ne parle plus de peau ou alors je le devine – est devenu un autre des éléments mobiliers, travailleur efficace à batterie qui nous déleste. De quoi ? Des stimuli, ils nous rappellent à nos tissus, notre matière, à la noblesse du souci unique. Ni spectacle, ni divertissement, la régression la plus salvatrice, sans adjoint conscient ou participation tenue dans le creux de la paume. Il ne s'agit que de nous, aux corps satisfaits.
Les ruminations crépusculaires ont changé, elles réclament, toujours, s'enquissent de l'autre version de réalité possible à différents degrés de remaniements. L'anticipation n'est plus, toutefois. Alors que j'ai soustrait un peu plus tôt deux de nos sens au moyen d'un tiers à batterie – la chambre est noire, j'insonorise de la pression de l'index, le repos ne s'allie pas avec la faculté – je pensais. La batterie est solaire, je parle de son énergie, je note l'ironie poétique de son usage contre-nature, au service de notre aveuglement, je crois me donner un peu de distance intelligente. Pourtant je vis, je cadence mon existence et m'intègre, dans ce qui est, en cette année, en cette époque. Je communique, tout, à la chaire molle, comme moi (timidement je te mentionne de façon cachée, toi), et aux murs, aux surfaces dures. Elles m'aident à outrepasser les défauts de ma conception, aisément incapable.
En fait, je les chéris par l'indifférence, ces objets, ces composites de la maison. Je dis bien maison, comme on dirait home, tu es là et c'est le refuge du dehors. Cette maison, elle fonctionne seule, admirablement. Nous, nous concentrons sur notre identité et le flot de nos fluctuations, d'humeurs, de positions, de maux et de joies ; des caprices qui s'accordent si bien avec l'implacable égalité d'action, de manœuvre – je ne veux pas parler d'efficacité car ces facilitateurs d'étreinte de notre humanité sont si délicats dans leur travail. Enfin nous nous levons. Nous nous aimons. D'ailleurs, nous n'avons plus rien qui nous assigne par défaut. Le ménage, la cuisine, les éléments de définition de la « charge mentale », expression désuète de la pré-automatisation, pré-smart, pré-je dois/tu devrais/pourquoi tu n'as pas, chacun a perdu sa dimension de « sujet », ils appartiennent au avant qui permet de nous distancier philosophiquement et aussi, de manière un peu égotique, de l'existence de nos ancêtres. Car comment ne pas céder à l'usage d'une connotation régressive et accusatrice d'une réalité révolue ? C'est si loin, la soumission aux impératifs du maintien d'un environnement, d'une vitalité. Oh mes vieilles, parfois mes vieux, quelle tragédie que d'avoir accordé tant de temps à tempérer l'urgence du tiraillement du corps, de l'empoussièrement du salon. Tu me touches et je le sens, tu ne me tires pas d'un songe inquiet, j'étais déjà là, à portée d'effleurement. Je souhaite que tu m'étreignes, il n'y a que nous, au centre du tourbillon mécanisé, nous et notre humanité, j'ai lutté, autrefois, pour garder ma charge, puis libérée, j'admets. Je, et d'autres, avaient peur, bien entendu. Déléguer des activités qui relèvent de notre compétence, de la plus datée des fiches de postes, c'est extrêmement difficile, c'est la signature d'un contrat de confiance avec le cœur qui ne bat pas, la centrale réflexive qui ne s'émeut pas, ne se laisse pas fléchir, qui nous retient d'admettre. Comme c'est plus aisé. Et puis les autres, les complices effrayés, certains ont admis à condition d'une assurance. Oui rassure-toi (moi, c'est à toi que je m'adresse), c'est écrit dans la loi : le frigo, le bureau, les adaptateurs à tes besoins, tes envies, même celles que tu ne faisaient qu'entre-apercevoir du coin de la papille, tous les faiseurs de maison (toi, moi et eux font la maison) sont indépendants. Ils n'enregistrent pas ils ne transmettent pas. Nos besoins et nos envies restent à nous, ils flottent entre les faiseurs intelligents et puis nous, les ressenteurs ; je peux massacrer la langue puis engloutir alternativement, c'est entre nous. Le milliardaire fécond d'idées elles-mêmes productrices d'argent qui flotte n'en sait rien. Il ne peut pas me stimuler à plus, à autre mais approchant, et c'est pour ça que j'admets. Que nous sommes mieux à la maison que nos vieilles et vieux.
Jusqu'ici c'est un huit clos et il est vrai que de nos jours c'est ainsi, je l'ai dit : il y a le foyer tourbillonnant et le dehors. La frontière entre ces deux espèces d'endroits dans lesquels on se suit et on se dit mon mari, mon chéri, s'est épaissit. D'ailleurs, à l'attention de nos vieux et vieilles, il y a eu – et cette expression n'échappe pas au regain de pertinence auquel la charge mentale n'a su prétendre toutes jambes lourdes de contraintes – un changement de paradigme. L'art est dehors. A la possession de nous, plus tout à fait nus – il fallait bien garder quelques constances – et des autres. La masse des autres qui elle aussi a rejoint les concepts échappés. Dans son cas, elle a délesté les « autres » de son détail sociologique. L'art n'est plus pour le pâle ou le gros plein de capital. Il est pour la masse des autres. En plus de nous. Et il suffit de s'habiller et de pénétrer le dehors. Bien sûr, dans un premier temps il a fallu féconder l'art de plusieurs définitions, bannir l'exclusion à priori, tous les médium sont bons. D'ailleurs à l'issue de la lutte transitoire entre la masse et le marché, le dehors a englouti la spéculation ; absolument cartoonesque. L'évaluation se joue dehors et lorsque nous évoluons dans le construit végétalisé – c'est la même histoire que pour la peau, je parle de la ville, la vois-tu avec plus d'exactitude dans son état, d'aujourd'hui – nous marchons sur l'art. Les autres aussi. Nous supposons que l'art est ravi il n'a jamais autant englouti, il admet presque tout, à la condition unique du talent, et pour les méprisants du récit cartoonesque, il n'y a aucun doute qu'il s'agit également d'art. Autour de toi et moi, épidermes connectés, les fresques se meuvent, nous formons un trio épidermique lorsque nous les touchons, comme le mobilier, elle s'adaptent. L'art est à nous.
Au carrefour des jardins fruitiers accommodés à la brique, chaude, se faisant nourricière, aidée par les mains terreuses des pourvoyeurs ordinaires du quartier – le circuit n'a cessé de se raccourcir à mesure nous apportions nos oreilles aux amphithéâtres prédicateurs de la science – je troque ma vivacité réflexe du dehors pour un état médité, je rentre en moi. J'étais malade. L'usage de la forme passive est un réconfort sans borne ou égal que la couture jointe de nos tissus le temps d'une union, de langues et d'empoignes – ne précautionne plus autour de mon corps, je ne suis plus malade. Les maux de la féminité ignorés, relégués aux attributs de la demi-vivante émotive, celle aimant trop la chair et la liberté qu'accouche le labeur, nous les avons soignés. Enfin, je peux être – moi, pleine, absolument pleine d'un amour non contrarié par la douleur, le souci ou la souveraineté coriace de cette teigne, cet invisible sans la décence de s'infliger sa toxicité cellulaire à lui-même, seul réchappé de la tendance auto-destructrice pourtant si rétro, esthétise-toi au passé je t'en supplie – je suis avec toi. La maladie est morte. Chaque jour je la célèbre, c'est le dix-neuvième anniversaire de la maladie. On philosophe – bien sûr elle était laide, n'avait-elle pas quelques qualités malgré tout, la teigne ? – on n'est plus rappelé aux mal-conception de notre genre, alors on peut la considérer comme un sujet pédagogue. Tu m'as aimé prototype raté et quand nous passons devant les jardins fruitiers, alors que je rentre en moi, quelques secondes, pour la célébrer, elle est morte depuis 19 ans, je ne communique plus avec mes organes, j'ai délégué toute ma capacité d'intimité à tes mains, et mes songes, mes songes sans tracas du défaut de production, il n'y a que toi, mon mari, mon chéri, enfin je peux.
Nous atteignons l'océan. Il ne menace plus capricieusement de déborder et de nous submerger. Il a pris en maturité et nous nous félicitons collectivement de cette bonne éducation. Bien sûr, il a fallu mettre en œuvre des trésors de stratégies massives et apolitiques (les mignonnes) pour enfin dompter le récalcitrant qui avait toutefois eu le mérite de ne pas nous surprendre par sa rébellion qui, mes vieux, mes vieilles, grondait sourdement tout de même depuis un moment. Il faut admettre que sa capacité destructrice rivalise avec son charme si particulier, son caractère franchement changeant est un éveil béni pour nos placides tempéraments, adoucis par la nouvelle intelligence de nos environnement capables – de palier nos manquements, de réaménager l'espace, à l'avantage de toi et moi (je rechigne à la vulgarité de « notre avantage »). Bercés par l'océan qui s'artifie des expériences d'audacieux nageurs logés dans la toile, qui réagit, devant nos yeux – sans accessoires correctifs, le musée de la lunette propose en revanche des parcours de visite tout à fait intéressants, oui nous irons, il n'y a jamais personne et c'est ainsi qu'ils le deviennent, intéressants – nous constituons un bloc sans forme définie, à peine fixé au banc. Notre langage amoureux est sirupeux, hypocalorique et tout à fait ravissant. C'est un babillement à peine sonore, comme une cachoterie enfantine, nous nous enrobons d'une malice, le ridicule nous ravive, encouragé par le bouillon de sel marin. « Donne-moi tes mains ». Je suis sauvée.