La veille
Assise au devant de la voiture-tondeuse au moteur capricieux, il ne semblerait pas y avoir de plus grande joie aventureuse que celle de la première chevauchée dans l'herbe haute, à hauteur du volant, sur tes genoux de grand-père. Chapeau de paille sur la tête, au travail du potager, le tuyau d'arrosage fermement empoigné pour nous faire profiter de la délectation des jeux d'eaux, en culottes, rieuses, ne demandant qu'à courir jusqu'à l'épuisement salvateur, celui qui fait dormir sans rêves. Lorsque tu fendais en deux avec tes mains rugueuses la figue arrachée à l'arbre fruitier pour porter à nos bouches curieuses la félicitée du frais, du encore frissonnant de vie, sélectivement choisi car parfaitement mûr, quels bonheurs d'enfant, simples, si merveilleusement ordinaires.
Je pense à toi, un regard pour le cadre trônant sur mon bureau, toi en sépia, le tablier bien serré, le râteau autoritaire dans la main gauche pour discipliner les oies folles. J'imagine que tu me dis de manger. Il faut que tu manges. J'imagine bénéficier de ta sagesse d'homme un peu brutal mais sensible aux tempêtes du coeur et à l'angoisse de l'esprit malmené par la conscience des fins, des achèvements pour de bon. Tu m'aurais peut-être emmenée, à bicyclette, au bourg de Moëlan-sur-Mer, pour faire quelques courses dont tu t'assurerais de la qualité avec cette compétence de l'oeil à différencier par la couleur ou la texture le bon du moins bon. Tu m'aurais peut-être gavée de crêpes au nutella, « elles sont de ce matin », pas d'excuses de ventre serré qui tiennent. Tu n'aurais pas supporté mon visage creusé, pour qui ? Pour quoi ? Pas de ça chez toi. Tu m'aurais peut-être invitée, en dépliant l'échelle grinçante qui mène au grenier de Quimperlé, dans le secret de ton petit musée de ta vie d'antan, celle du marin qui a fait trois fois le tour du monde et a séjourné pendant des mois à Tahiti. Tu m'aurais peut-être collé le coquillage à l'oreille, pour me faire percevoir la symphonie des vagues, enclavées comme par magie dans ce petit objet irisé, grand voyageur intégré malicieusement à ta poche au retour sur le quai. Tu m'aurais peut-être fait quelques remontrances, tu savais te montrer impétueux, mais la bousculade put être bénéfique. Tu aurais compris mon vide plein je crois, qui n'accepte plus la générosité de la chair, tu l'aurais combattu mais tu aurais su capter l'essence muette de la tragédie sourde, cette morosité qui prend toute la place sans jamais l'occuper vraiment. Tu m'as offert des instants d'insouciance dignes de toutes les perfections, de toutes les passions. Avec toi j'ai été petite fille gâtée, laissée tranquille à l'observation des insectes butineurs, nourrie d'une pomme en dessert, soigneusement pelée au couteau d'un seul trait, petit pouvoir de grand-père. Je dois faire honneur à ton souci. Je pense à toi.