L'affable défunt – Le déni

La personne que tu étais, a-t-elle jamais existée ? Mon deuil est-il factice ? Est-ce le deuil d'un fantôme jamais incarné ?

Je me sens brûlée au cœur de la chair, fendue en deux, lorsque je laisse sournoisement s'insinuer la force du souvenir dans mon esprit déjà tourmenté par la bataille interne des pensées insupportables – parce qu'il n'y a pas que toi et ce que tu étais dans la composition de mes souffrances, il y a, aussi, des déséquilibres et des peurs d'enfant agitée.
Je croyais, j'avais la foi, une foi agnostique inverse, une foi en ta douceur, jusqu'à preuve du contraire.

Depuis que les preuves se sont multipliées il est de plus en plus difficile d'embrasser la folie de l'abandon sacrificiel aux mains rugueuses de l'autre. Je ne peux me rendre indigne parce que je ne crois plus tout à fait. Je ne suis plus certaine que cette douceur, ce soin, cette humanité intacte, préservée de toute aigreur et acidité rongeuse, cette caresse sur ma cuisse, ce baiser sur l'intersection creuse du bas de mon oreille et de l'extrémité de ma mâchoire aient vraiment existé dans cette version chimérique, cette existence parallèle, claire et pure.

Comment est-ce possible autrement ? On dit qu'on ne change pas. Serais-tu l'exception ? Celui, unique, qui fut bouleversé jusqu'à l'érosion totale, l'épuisement aride ? M'as-tu jamais aimé ?

Tu n'as jamais parlé d'un amour tari, d'une dévotion irraisonnée entamée. Tu as parlé d'un effroi, d'une méfiance, d'une re-caractérisation de mon âme en laideur infâme encouragée par les murmures, tu as fait preuve d'une hostilité désarmante. Pour autant, tu ne m'as jamais dit, « à ce jour, sous ce jour, je t'aime moins ». C'est peut-être dans ce douloureux fait du cœur que git la vérité lugubre. Invariablement, puisqu'on dit qu'on ne change pas, puisqu'en revanche on dit qu'on peut aimer moins, l'assèchement de la tendresse, la disparition de la patience et de la
sollicitude, l'exclusion, la mise sous silence et enfin la bousculade hors-ton-monde sont les symptômes les plus édifiants d'un amour sérieusement entamé.

Est-ce que tu penses à moi ? Est-ce que tu penses à ma peau ? Est-ce que tout, organiquement, se serre à l'auto-évocation de mon odeur ?

Je crois savoir que non, je crois savoir que je ne serai plus jamais sujet de rêveries ou de cauchemars. Je ne suis plus sujet du tout. Je suis devenue un ineffable rangé avec les (petits) monstres de ton passé.

Et si je meurs ? Se rejouerait-il alors la tragédie hurlante de la passion perdue ? De l'inconcevable amour dont la vitalité terrestre n'a d'égale que l'effroyable réalité de mon trépas ?

Je n'y crois plus. Je crois, plutôt, que ma mue au sein de ton foyer émotionnel, de ton esprit autrefois si généreux, si bon avec moi, atteint une finitude semblable à une vieillesse malade. Je maudis ce basculement. Je me maudis moi, pour n'avoir su honorer correctement cette douceur lorsqu'elle était encore manifeste, lorsqu'elle éveillait encore la foi. Cette splendeur n'est plus. Je pleure la magnificence perdue. Je pleure la main et l'épaule. Je pleure l'enivrement et l'empoigne. Je pleure la chaleur et le confort de la certitude tranquille. J'abdiquerais avec joie, dans l'allégresse de l'évidence retrouvée, si seulement j'avais encore la foi, si seulement ma dévotion n'était pas à l'égard d'un spectre. Je te chérirais à l'instar du plus précieux bibelot légué par un grand-père-voyageur défunt, glissé dans la poche de l'enfant mis dans la confidence, j'userais de toute ma capacité de soin, si cet être perdu, lacéré, massacré, abandonné, abattait tous les ennemis de la déraison qui fait l'amour. Pourtant je crois pleurer un cadavre.