Sur la plage de la Croisette, il y avait cette fille qui chérissait, qui câlinait, qui embrassait un appareil photo. Je la voyais quand je m'asseyais sur un banc pour regarder les bateaux dans la baie. Elle tournait sur elle-même, toute passionnée qu'elle était comme à la fin d'Un homme et une femme... chabadabada chabadabada... elle gloussait comme ça, je l'entendais depuis mon banc. Elle roucoulait avec de l'accent, de l'anglais même. Elle devait être de passage, elle ne connaissait pas la supercherie. C'est moi qui avait allumé le projecteur, celui qui montrait la mer et les horizons. Il y avait aussi les enceintes à allumer. Elles étaient aux quatre coins de la ville. Grâce à elles, tout le monde entendait les vagues, ça détendait. C'était mon travail d'entretien, ma participation aux plateaux. Les cinémas de Cannes, ils m'avaient embauché. Quand j'avais terminé mon travail, je traversais la ville pour rejoindre mon banc. Je marchais et je croisais de nombreux figurants. Aucun d'eux ne me remarquait. Tous, ils jouaient leurs rôles, chacun dans leurs costumes et dans leurs films. Ils entraient à la banque, au restaurant ou dans les hôtels. Ils avaient tous les cheveux si bien plaqués en arrière et un sourire ! Ah ! Fallait le voir ! Si grand et éblouissant. Voilà, c'était mon petit plaisir d'aller voir les bateaux après avoir lancé l'illusion. Les palaces et les restaurants je faisais que passer devant. J'empruntais des ruelles sombres, j'évitais le trottoir des anges. Je regardais le sol et je m'évaporais. Je m'accordais juste un peu de rêve... la Côte d'Azur, ça se laissait mourir, ça se complaisait dans la vieillesse, sublimement paralysée par le soleil sous son dôme de lumière. Puis un jour, la fille disparut. Elle avait dû rejoindre l'Angleterre par le ferry. Ce matin-là, il n'y avait personne sur la plage. Le panorama s'était vidé. Où elle avait l'habitude de tournoyer, il ne restait qu'une tâche sombre. J'avais quelques regrets tout de même, tout au fond du cœur, de ne pas lui avoir parlée. L'anglais faut dire que je maîtrisais pas et ça avait posé des barrières tout autour de moi. Je pouvais m'adresser à personne dans cette ville. Mais j'ai descendu les escaliers et j'ai marché sur la plage. J'étais tout heureux de remarquer qu'aucun grain de sable n'entra dans mes souliers. Sous mes pas, ça grinçait plutôt, comme sur du bois, et ça sentait fort la peinture et le vernis aussi. J'ai marché jusqu'à cette tâche et je reconnus l'appareil photo de la fille. Je me demandai si elle l'avait oublié ou si elle m'en avait fait cadeau en sachant que je le trouverai. J'aimais imaginer qu'elle avait remarqué ma présence sur ce banc. À plus tard, mélancolie des tourments ! J'ai ramassé l'appareil et j'ai regardé autour de moi. Personne... alors j'ai tendu les bras, l'objectif braqué dans ma direction et j'ai souri. Quand le flash se déclencha, tout disparut... et les palaces et les restaurants et la mer et tous les horizons même. La lumière avait tout pris, elle avait laissé que de l'air. C'était pas croyable ce qui se passait alors. Le flash persistait. Je m'en protégeais avec mon bras et j'ouvrais péniblement mes yeux. J'ai regardé autour de moi. Tout était si obscur. Je devinais seulement. La mer était devenue un écran, les palaces étaient des gradins et la plage était la scène où je me trouvais. Le projecteur là-bas au-dessus des sièges continuait de m'aveugler, il me tenait, il m'avait en joue, il ne voulait pas me lâcher. Mais je réussis à me déplacer hors du faisceau, tout droit dans cette salle de cinéma vide. J'étais absolument immobile et pétrifié. C'est alors que derrière moi, j'entendis la toile de projection crépiter. Je me retournai et vis un trou dans le centre de la toile qui s'agrandissait à mesure que le feu en rongeait les extrémités. De la cendre s'en détachait et formait un tas sur la scène. Je m'avançai et remarquai du mouvement dans ce trou. Ça faisait comme de l'hypnose. J'y ai approché la tête et le trou m'a aspiré. Je me suis retrouvé dans un désert. Il y avait du sable à perte de vue. J'entendais les vagues mais je ne voyais pas la mer autour de moi. Elle était piégée dans l'ondulation de l'air au-dessus du sable. Je la distinguais seulement. Ces ondulations me faisaient parvenir des “Hello, hello” aux oreilles. Les dunes chantaient. J'étais ravi de retrouver mon anglaise, y'a pas à dire. Je courus alors dans sa direction mais après quelques foulées, l'ahurissante chaleur m'écrasa. Je tombai sur les genoux dans le sable puis de tout mon long. Du sable entra dans mes poches et mes souliers. Je ne pus que voir disparaître la silhouette et mes yeux se fermèrent. C'était la dernière chose dont je me souvenais. J'étais bloqué dans la séquence 12. Depuis, je cherchais une issue pour m'évader mais je crains qu'il n'y en ait pas.