3 raisons d'abandonner LiberaPay
J'ai jusque-là promu LiberaPay et me suis étonnée de ne pas recevoir de dons pour mon blog. Je pensais (et je pense toujours, d'ailleurs) que les libristes avaient échoué à produire une culture des communs impliquant notamment qu'il était de leur responsabilité de financer le développement des logiciels libres, de montrer l'exemple, malgré l'absence de paywall, au lieu de répondre à des inconnu·es d'installer Firefox. (Je pense aussi qu'il faudrait installer Firefox et même qu'utiliser le navigateur Tor m'a fait du bien pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec l'anonymat.) Mais je me suis rendue compte avant-hier soir que LiberaPay n'est simplement pas une plateforme pertinente pour les créataires. Elle a le mérite d'être 100 % libre (quoique de manière incomplète) mais importe aussi tout ce qui ne va pas avec la FSF (et le projet GNU).
Premièrement, j'aimerais au minimum pouvoir mettre un avatar, sauf que LiberaPay ne me propose pas d'enregistrement interne : je dois passer par Libravatar, qui m'impose une licence CC-BY-SA. J'ai un appareil photo (un Fujifilm X-T20) donc je pourrais y téléverser un autoportrait1 mais la plupart de mes avatars sont réalisés par des artistes qui ne veulent pas que je mette leur travail sous licence CC-BY-SA. Étant moi-même photographe, je ne trouve pas ça éthique ni honnête, mais dans le monde réel je ne peux pas mettre d'avatar sur LiberaPay car les libristes ne sont même pas en position de force face à un métier particulièrement précaire. De même le logiciel GNU Social force-t-il ses utilisataires à cocher une case mettant l'ensemble de leurs contenus – avatar compris – sous licence CC-BY-SA, ce qui renvoie exactement au même problème ; neox m'a défendu ce choix comme la nécessité d'imposer une « ligne radicale » qui n'est à mon sens qu'une manière faussement éthique d'imposer des choix éthiques à ses utilisataires.
Un second problème concerne l'absence de contreparties : si je veux gagner des sous en tant que créatrice je dois pouvoir envoyer des contreparties. Tout est une transaction, et des touristes se feront volontiers arnaquer par un vendeur de « merdouilles » car « ça fait aussi partie du jeu », mais ne prêteront pas attention au mendiant du coin de la rue. Le magazine de gauche Frustration propose des contreparties physiques, avec des contenus 100 % gratuits mais des revues physiques envoyées aux abonné·es tous les six mois ; Signal propose des macarons aux donataires régulièr·es, et… je donne justement pour cette raison (alors que tout le monde s'en fiche). Le projet OpenBadges, co-développé par l'un des co-développeur·euses de Moodle et Bonfire, Doug Belshaw, permettrait d'afficher un tel macaron sur l'ensemble des plateformes web compatibles… dont, on imagine, ActivityPub, le réseau sur lequel fédère Mastodon. On suppose qu'un tel intérêt serait limité aux communautés intentionnelles reconnaissant la légitimité de læ créataire, dans la mesure où Signal et une instance Mastodon peuvent être des communautés intentionnelles ; mais ce sont des exemples de contreparties permettant de monétiser des contenus sans paywall, donc compatibles avec les impératifs concrets des logiciels libres. Symboliquement, proposer des contreparties transforme un don en achat, en offre commerciale, même si mon blog est un commun et que je pourrais me faire rémunérer par des partenariats avec NordVPN et donc passer sous silence le fait que les VPN sont des protocoles d'authentification (permettant donc de remplacer des communs par des services payants, on ne s'en sort jamais) alors que Tor est une technologie d'anonymat : financer des créataires sous Tipeee a donc un coût mais aussi une valeur : je me retrouve ainsi à devoir payer mon infrastructure de ma poche ou alors à devoir devenir Leo Techmaker, ce qui n'est pas ce pourquoi j'utilise, promeus, et défends l'internet.
C'est justement parce que des modèles de financement alternatifs aux publicités de YouTube et aux partenariats commerciaux importent, en d'autres termes qu'il faut élargir l'éventail de rémunérations à la disposition des créataires, que LiberaPay me semble poser problème. Le refus de passer par Stripe, sans doute parce qu'il s'agit d'une plateforme propriétaire, impose à mes lectaires de remplir leurs comptes pour des sommes aussi importantes que possible (et donc par exemple de payer d'un seul coup pour un an de financement) afin de limiter les frais de transaction. Je comprends que la relation entre consommataire et créataire est asymétrique et que c'est même une condition nécessaire à la pérennité d'une activité professionnelle à temps plein, encore que YouTube fournisse des opportunités conséquentes à d'énormes débiles, mais je crois que demander à mes abonné·es de payer en une fois ce que je recevrai en 12 fois peut être un peu déroutant, voire franchement irrespectueux. On pourrait attendre de cette plateforme de promouvoir la cryptomonnaie GNU Taler vu que promouvoir les logiciels libres, plutôt qu'être une alternative éthique à Patreon, semble être sa vocation, mais ce n'est pas le cas.
En résumé, LiberaPay ne marche pas, même /e/ a abandonné la plateforme, et Lineage OS (120€/mois), Signal (40€/mois), Mozilla (60€/mois), et même la FSF (10€/mois) y ont des promesses de dons non réclamées. Ma critique porte sur le déni de cette dernière fondation, confondant la situation socialement dominante de son fondateur, Richard Stallman (un professeur au MIT, membre d'un laboratoire, au sein duquel il a conçu Emacs) avec la situation politiquement dominée, voire invisibilisée des logiciels libres : à défaut de s'y intéresser, le grand public sait au moins que les personnes handicapées luttent pour leurs droits, on voit ponctuellement quelques rassemblements pour la déconjugalisation de l'AAH ou contre le déplacement d'une clinique, on voit quelques publicités pour la recherche contre Alzheimer, la paralysie cérébrale, ou le VIH ; comparativement la lutte pour les logiciels libres est beaucoup plus isolée et invisibilisée.
LiberaPay est à la fois une cause et un symptôme des causes de cette invisibilisation. La dimension pathétique de l'autoritarisme dont se gargarisent, en l'appelant « radicalisme », de nombreux·ses libristes hors-champ et formé·es sur les réseaux sociaux mais aussi et de manière plus surprenante et plus symptomatique des membres actif·ves et réputé·es d'organisations influentes, pouvant les amener à promouvoir des technologies aussi claquées qu'OpenPGP2, de manière maladroitement manipulatrice et culpabilisante, bref, faiblement radicale, au sein d'à peu près n'importe quel collectif militant ou associatif. Les logiciels libres ne sont pas une non-priorité ; les membres de syndicats et d'associations, avec l'expérience, apprennent en réalité et bon gré mal gré à fuir cette problématique.
Quoiqu'il en soit, mes abonné·es ne sont pas responsables de la situation et donc du manque de financement de mon blog, et je me renseignerai d'ici peu sur d'autres plateformes de financement.
1 Cela dit en passant, je suis toujours fauchée et je considère que les droits d'autaires devraient revenir aux sujets de mes photographies, à moins que je ne les paie évidemment, et a fortiori si iels me paient, donc si vous êtes sur Lyon et que vous voulez des photos sur lesquelles je vous transférerais tous les droits, à prix libre (gratuit si vous êtes fauché·e comme moi), contactez-moi.
2 J'en parle notamment ici, mais je suppose que vous l'avez déjà lu, et Latacora en parle ici et là – pour un cas pratique de l'insécurité conceptuelle d'OpenPGP, voir ce billet sur un gestionnaire de mots de passe conçu avec OpenPGP.