A Night at the Ops Era : web, capitalisme, et maltraitance
Une histoire mignonne pour commencer : sur XMPP, dans le salon geminauts@, j'ai fondu un fusible sur les personnes qui mangeaient des œufs industriels, que l'on peut résumer par la phrase suivante : « Si vous n'avez pas les moyens de manger des œufs bio vous n'avez pas les moyens de manger des œufs. » Puis je me suis immédiatement excusée et je m'attendais à un torrent de violence, et en fait non, voici le log :
Gemini Chat: > I'm climbing up the leaderboard to go straight to Hell after I die and I can 100% guarantee you that people eating eggs from industrial farms are banned without warning. This counts as cheating
Gemini Chat: Some people can only afford farmed eggs
oceane: Then they can't afford eggs
oceane: I can eat for an entire week with $15 worth of a mix of rice and seeds, in a single package that I boil for 15 minutes (without counting the sauce and vegetables). It's organic and farmed locally. I also don't get the minimum wage which isn't even enough to live decently in my country.
oceane: Meat here is much more expensive, around 6€ for a supermarket rumsteack, i.e. around 18€/week per person for the meat alone (not counting feculents). Like honestly I'm fed up of this “but culturally”/“but people can't afford X” excuse. Animal abuse aside, the planet is burning.
oceane: Sorry I'm fed up for reasons that aren't related to this conversation
oceane: And acting like a dick, basically
Gemini Chat: Haha no worries, we all have our days
ben: > I can eat for an entire week with $15 worth of a mix of rice and seeds
ben: oceane is secretly a chicken confirmed
ben: I understand, of course. Here in Tajikistan development is so poor that people's typical diet is important for nutrition. A lot of people here suffer from malnutrition already to the point where things like meat and eggs are vital and yeah it's what they know how to do / are capable of in their industry and practices. If someone in the world has the opportunity to be vegetarian or vegan then I support them
ben: (obviously diet is always important for nutrition; I should think more carefully about what I write lol)
J'y pense régulièrement parce que les gens sur des interfaces qui n'optimisent pas pour l'engagement sont adorables. Je pense vraiment que l'on développe une vision misanthrope de notre entourage si l'on croit que les Réseaux Socio-Capitalistes (RSC) refléteraient une quelconque nature humaine.
En fait, j'y pense parce que c'est trop mignon et qu'avec ma moitié on appelle ce mélange (que j'achète chez Biocoop) « le mélange de poules ». Et je me suis dit « wow, Océane, ton message ressemble à un truc que tu aurais pu lire sur Twitter ». Au nom de mon rôle d'alliée, j'ai partagé pendant des années des messages qui me faisaient du mal, et j'en veux aux personnes qui les écrivaient. Avec mon chéri on sale régulièrement sur les « radfems » de Twitter ; et on peut régulièrement voir des messages touchant vaguement à l'organisation de la société, mais qui ont tous pour point en commun de parler de personnes plutôt que de concepts. La réaction la plus courante est alors de dénigrer ces personnes, de les qualifier de « droitardes », alors que le phénomène me semble en réalité plus complexe qu'il n'y paraît de premier abord. Et si ces personnes étaient avant tout, elles-mêmes, victimes de ces sites web ? Je parlerai d'abord du problème de consentement posé par le web, puis des limitations de signes de ce que l'on publie sur les RSC, avant de montrer que ces limitations peuvent donner lieu à un comportement autoritaire, évoquant le contrôle de l'État sur ses sujets, l'assignation nominale.
Le web n'est pas consensuel
Commençons par une idée assez simple, nos cerveaux s'autorégulent. Le travail du cerveau est d'adapter le comportement de l'être humain à son environnement, et la conscience – tout ce que nous souhaitons, nos rêves, etc. – tout ce que « nous » percevons de « nos » pensées – ne fait que remplir certaines fonctions cognitives. On retourne donc aux interrogations les plus enfantines : ignorant le sujet carthésien et le trouble semé par la psychanalyse (« Pourquoi avons-nous un inconscient ? »), on répond à la question : « Pourquoi pense-t-on ? ». Évidemment, « nous » sommes une fonction cognitive afin d'assurer la croissance et la reproduction de l'organisme. Le cerveau, donc, s'« autorégule » au sens où nous sommes, en principe, capables de faire de nombreuses choses à peu près correctement, parce que nous nous adaptons aux retours de nos environnements. Cette idée n'a rien d'extraordinaire. Mais certaines personnes en semblent incapables dans certaines activités comme l'usage d'un ordinateur ou la fréquentation d'un supermarché, pour des raisons qui touchent notamment à la production industrielle de matières premières alimentaires, face à l'abondance desquelles nos cerveaux n'ont (quasiment) pas de garde-fou. Dans le cadre d'une alimentation de subsistance, ces matières premières sont rares et nécessaires à notre survie, dans un milieu concurrentiel, c'est pourquoi la sélection naturelle a mis la gomme pour nous inciter à les consommer. Dans une société industrielle, nos instincts de survie sont dépassés et seules nos éducations peuvent nous en protéger d'une surconsommation. C'est, je pense, pour cette raison que toutes sortes d'entreprises infantilisent leurs consommateur·ices : par exemple, l'interface d'Android, toute ronde et pétillante, enlève toute rigueur à des utilisateur·ices qui iront naturellement sur leurs téléphones, et sur le web… où Google affiche des publicités. L'interface d'Android sert donc les intérêts de Facebook et de Twitter en servant ceux de Google, qui sont de nous faire passer du temps en ligne, et donc de nous faire passer à côté d'interactions, et de formes de communication et de collaboration, hors ligne. Les civilisations progressant grâce à la communication et à la collaboration de leurs membres, c'est tout notre modèle civilisationnel qui est en jeu. Il en va de même pour l'iconographie médiévale de certains programmes web : une couronne pour lae créateur·ice d'un salon Discord, un bouclier de chevalier pour les modérateur·ices et admins d'un groupe Facebook, etc. Sur un logiciel professionnel, dans un contexte professionnel, ce ne serait pas sérieux. Mais nos enfants se connectent aux services de cette entreprise tous les jours, et nous les invitons nous-mêmes dans des groupes familiaux sur WhatsApp, alors que Signal existe. Cela me terrifie.
Cela me terrifie car le web permet de faire n'importe quelles interfaces, et donc de conditionner notre communication avec des utilisateur·ices à la signature de contrats (leurs CGU) et à l'usage de leurs affordances. Cela pose d'emblée un problème, juridique, de consentement puisque nous signons ces contrats sous la contrainte. Par ailleurs, une liberté absolue de créer des affordances se traduit en une liberté absolue de définition des modalités de communication et donc d'usage de dispositifs de pouvoir (Foucault, 1975), qui permettent de nous faire basculer vers des addictions comportementales. Il s'agira alors de détourner notre autorégulation vers un usage intensif des RSC, et donc vers une double exploitation en tant que producteurices et que consommateurices d'assets en circuit fermé, les RSC ayant de nombreuses propriétés les rapprochant d'institutions totales (Goffman, 1961) : ainsi la création du concept de meme (qui ne sont que des chaînes d'emails), ainsi que d'espaces en ligne et même de sites web dédiés (de la « Neurchisphère » à 9gag) ; celui du concept d'antimeme ; la substitution des mots « post », « publication », ou « billet » par « tweet » ; « mot-clé » par « hashtag », « mot-dièse » ou « mot-croisillon » ; « atteindre son quota » par « être en TL » ; etc. donnent lieu à une obsession pour la forme (et donc au phénomène improprement nommé des « grammars nazis ») et sont surtout des rites de mortification, dépouillant le reclus de son self pour le remplacer par celui de l'institution, et donc pour le rendre plus malléable et plus « programmable ». Si on suit le même auteur (Goffman, 1998), les avatars et les biographies mettent les « faces » de leurs utilisateur·ices, c'est-à-dire leurs parts sociales, sacralisées par la société elle-même, à proximité du profane, le contact entre le sacré et le profane entraînant une souillure, qui ne peut être effacée que par un rite de purification (Durkheim, 1912) (qui peut être aussi simple que des excuses). L'intensité de la proximité d'un grand nombre d'âmes donne lieu à ce que Durkheim nommait, si je me souviens bien de mes cours, une « effervescence », c'est-à-dire un moment de forte sociabilité. Tout sépare ainsi l'usage contrôlé, collectivement, d'un salon XMPP par la retenue des messages publiés (et donc un ratio signal/bruit élevé) ou, individuellement, d'un compte Mastodon par le petit nombre d'abonnements d'un salon Matrix incitant à publier notamment en fonction du débit de messages publiés par autrui ou d'un compte Pleroma dont les utilisateur·ices s'abonneront à peu près à tous les comptes « sympas » qu'iels trouvent, IRC et honk s'opposant à ces deux formes d'usages en n'affichant ni avatar, ni biographie, permettant donc un débit plus élevé sans nécessairement empêcher leurs utilisateur·ices de vivre leurs vies, de remplir leurs responsabilités, ou d'être présent·es pour leurs entourages. Une foule de procédés de ce genre transforme les priorités des utilisateur·ices en une pyramide à deux étages : la satisfaction des besoins d'une poignée d'ayants-droit, investissaires, actionnaires, cadres à des fonctions de direction, etc. est prioritaire sur la satisfaction de l'ensemble de leurs propres besoins, mis à égalité, l'addiction aux RSC les empêchant alors de les prioriser. Le détournement de l'une des fonctions les plus élémentaires de notre cerveau de la satisfaction de nos propres besoins vers celle d'une poignée d'hommes straight, à travers une addiction et donc la production/consommation d'assets, soit le besoin et l'alimentation du besoin chez autrui de consommer des publicités, aura notamment pour effet d'accentuer le plafond de verre et d'amener des personnes déjà fragilisées socialement (en raison de leur origine sociale ou de leur isolement social) ou/et psychiquement, ou/et maltraitées, à « décrocher », à être désaffiliées et donc à tomber dans le mal-logement et la mendicité (chacun de ces paramètres augmentant le risque d'addiction qui en aggrave en retour l'ensemble, afin d'en maintenir les victimes la tête sous l'eau).
C'est très différent concernant le smolnet, car il est basé sur des protocoles ouverts, et donc sur la possibilité pour ses membres de s'y connecter avec n'importe quelle interface. Par exemple, voici quelques interfaces RSS :
De même que Dino, Gajim, Conversations, et Movim communiquent avec le même protocole, XMPP, Mastodon, Bonfire Networks, et honk fournissent des interfaces (et donc des affordances) très différentes avec le protocole ActivityPub : par exemple, honk ne permet pas de voir les nombres d'abonné·es, de likes, de partages, etc., il n'est donc pas possible d'accepter ou de refuser les demandes d'abonnements. C'est une approche un peu minimaliste. À l'inverse, Bonfire permet de créer des groupes, des tâches (et de les assigner), des événements, ainsi que de vendre des biens et des services, etc. C'est également un logiciel modulaire, conçu pour être étendu. C'est exactement ce que Facebook devrait être, donc si vous aimiez Facebook il y a dix ans, si vous pensez que Frances Haugen a raison, utilisez Bonfire à la place1.
À l'inverse, Gemini offre un langage descriptif délibérément restrictif (le gemtext) et permet donc relativement peu d'affordances, à part la lecture de publications. C'est un protocole très simple, très léger (les billets ne font que quelques kilooctets), et extrêmement apaisant. Mon entourage ne comprend pas que je lise Gemini pour m'endormir parce qu'il croit que l'internet se résume à Instagram ou Twitter, ce qui est bien évidemment faux.
Un autre point important par rapport à ActivityPub est que son modèle permet une vraie modération et donc que les comportements non-consensuels (par exemple de flirter avec des inconnu·es, sans leur consentement) donne lieu à de vraies conséquences : il y a ainsi des liens entre le smolnet et le réseau social associatif (le « Fédivers ») car même si l'idée de smolnet est opposée à celle de réseau social, c'est la même idée d'un internet sécurisé et consensuel. Je ne parle pas pour ActivityPub où on trouve beaucoup. de contenus sexuels, sérieusement, en publiant vous devez présumer que des personnes mineures vous liront, surtout en sachant qu'Instagram fait tout un foin sur le bannissement de la nudité féminine pour ne pas choquer la famille blanche nord-américaine typique et par prédation envers nos enfants ; mais je pense que si vous voulez lâcher vos enfants quelque part sur l'internet vous pouvez le faire sur le smolnet.
Le problème du web me paraît donc être un problème de consentement, celui de la signature de contrats et de devoir communiquer ou accéder à des informations selon des modalités inégalitaires, et être fondamentalement celui du capitalisme. Il y a sans doute lieu d'opposer l'internet « indé », celui des hackers, majoritairement anglophone, ainsi que le web des coopératives et l'archipel de différents milieux associatifs (logiciels libres, conservation du patrimoine, etc.), dont les hyperliens dessinent la libre association, au web capitaliste, celui des Gafams, qui représente à mon sens le principal danger sur le web. Son principal défaut social est bien de prêter le flanc à des capitalistes comme Dorsey et Zuckerberg, d'où sans doute sa promotion par Microsoft (au détriment, par exemple, de Gopher). Le percevoir comme la seule interface avec l'internet revient à et implique d'ignorer que la plupart des systèmes Unix disposent de programmes dédiés à l'installation des paquets, qui sont maintenus, patchés, et mis à jour par des bénévoles (à l'exception, en plus de Windows, de macOS, leurs gestionnaires de paquets étant maintenus par des développeurs tiers).
On en vient au problème du militantisme sur Twitter. C'est un problème (1) lié aux limitations de signes (2) qui amènent à parler de personnes plutôt que de concepts, ce qui est, je pense, un comportement autoritaire.
Maltraitance, limitations de signes, et assignation nominale
Tous les RSC sont plus ou moins discrètement limités en nombres de signes. Twitter était limité à 140 signes, il l'est maintenant à 280. Les stories Instagram doivent tenir sur un écran de téléphone, et sont donc limitées en taille. Les utilisateur·ices accro à Facebook ne lisent pas des pages mais des commentaires, c'est plus rentable, en termes de likes. Les commentaires ont une limite dure à quelques milliers de signes, et de toute façon, à quoi bon développer un concept dans un commentaire d'une publication qui sera enterrée dans quelques jours ?
Cela tient avant tout au fait que les RSC sont une arnaque, ou plutôt une forme de maltraitance, que j'appelle « maltraitance de marché ». La seule différence, à ma connaissance, est le caractère prolongé de la relation entre la victime et l'escroc. Le web permet une maltraitance de marché massive et pyramidale. Qu'il s'agisse d'une arnaque ou de maltraitance, le criminel ne veut pas que sa victime prenne de recul par rapport à ce qui se passe ; les réseaux sociaux étant un mode de communication et, dans le contexte d'une addiction, le mode de communication privilégié de leurs victimes, ils peuvent judicieusement réduire le nombre de signes pour les empêcher de développer des concepts.
De manière générale, une personne accro fera tout pour satisfaire son addiction, et y pensera constamment. Les limitations de signes sur les RSC ne limitent pas seulement la taille des messages lus mais également la taille des messages que l'on peut publier pour satisfaire son addiction et donc de ce que l'on peut penser. Peu après avoir supprimé mon compte Twitter, je me suis rendu compte que je faisais attention à penser par « blocs » de 280 signes.
Or créer un concept revient à mettre un mot ou une expression sur un point commun à un ensemble de phénomènes apparemment hétérogènes. Lorsque je parle de « maltraitance de classe », je veux dire premièrement que l'on évite souvent ce terme (on parle de « harcèlement scolaire », de « violences conjugales », de « cancel culture »), ce qui empêche justement une conceptualisation : que ces phénomènes ont-ils en lien ? Ensuite qu'ils ont pour point commun une origine dans les rapports de production, dans les conditions de travail, dans le financement des services publics (et donc les impôts des riches), etc. Les enfants sont maltraité·es à l'école car cette dernière est sous-financée ; certains métiers sont peu attractifs et on y recrute un peu n'importe qui, malgré mon respect pour la plupart de mes profs. Dans une cour de récréation, on lâche quelques centaines d'élèves sous la surveillance d'une demi-douzaine de personnels, ce qui résume la prétention éducative de l'Éducation nationale à l'acquisition de connaissances et à l'apprentissage de la soumission à l'autorité. L'enquête Guizot de 1833 interrogeait le rayonnement du maître dans son village ; les miens, en primaire, fumaient des cigarettes assis sur des chaises. De même, il va sans dire qu'une réduction des allocations familiales, ou une radiation de Pôle Emploi, chez une mère qui après un travail drainant va chercher ses enfants à la garderie et les emmène faire les courses dans un supermarché bondé et labyrinthique donnera lieu à de la négligence et à des abus ; cette pauvre mère est elle-même maltraitée administrativement et ne peut pas être constamment présente pour ses enfants. Elle a besoin de se reposer et pourra être violente ou négligente envers eux ne serait-ce que pour pouvoir assurer ses propres besoins les plus primaires – hygiène, alimentation, etc. – et donc les leurs. Sans parler de son devoir de leurs faire faire leurs devoirs, et ça aura des conséquences graves, mais ce n'est pas de sa faute, c'est celle des ultra-riches, qui ont fait élire un proto-fasciste notamment pour supprimer l'ISF (et organiser une surveillance accrue de la population, pour passer le flambeau à Gabriac, ou à une junte militaire, en cas de mouvement social difficilement gérable). De même, les violences conjugales sont une forme de maltraitance que l'on gagnerait à mettre en lien avec la maltraitance administrative, professionnelle, éducative, et familiale (et donc la maltraitance administrative, professionnelle, éducative, et familiale des parents) du conjoint violent. Même dans les cas où il ne s'agit pas d'un pauvre diable mais d'un manipulateur aguerri, j'en ai hébergé un et il ne pouvait pas s'empêcher de parler de sa mère, de manière incohérente, peut-être pour me manipuler mais aussi de manière sporadique, très spontanée, très peu liée à la mienne, et vraisemblablement par besoin d'exprimer quelque chose. Le sadisme en lui-même peut venir d'une expression systématisée et radicalisée de la culpabilisation qui accompagne souvent la maltraitance, à la fois comme technique de manipulation et comme moyen de se soulager de sa propre culpabilité en la faisant porter symboliquement à sa victime. Toutes ces (les ?) formes de maltraitance semblent donc être en réalité une réaction en chaîne à des choses très simples comme le néolibéralisme ou les intérêts de classe de la classe dominante.
Comme vous pouvez le voir, ça prend de la place. Il serait impossible (et futile) de développer ce concept sur Facebook, il est cependant possible de me lire sur ActivityPub, par exemple depuis Mastodon. Les RSC nous incitent donc à parler de personnes, plutôt que d'idées, et on entre dans le problème de l'assignation nominale.
L'assignation nominale est un concept évoqué par Bourdieu dans « L'illusion biographique » (Bourdieu, 1986). Il la définit comme l'illusion de la cohérence d'un même individu, par son nom, dans toute sa biographie à des moments et dans des contextes très différents. L'article est très intéressant et comme d'habitude venant de Bourdieu, très bien écrit ; il y explique notamment que « Comme l'indique Alain Robbe-Grillet, « l'avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d'éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d'autant plus difficiles à saisir qu'ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire » (2). »
Si on suit cet article, l'assignation nominale n'a aucun fondement scientifique et sert selon moi à assurer le contrôle de l'État (et du capitalisme d'État) sur ses sujets à travers le CV. et le casier judiciaire ; on y retrouve une idée d'élection ou de jugement des âmes, de perpétuation de la vie après la mort pour les parents qui élèvent « bien » leurs enfants. Pour moi l'assignation nominale est un procédé fondamentalement autoritaire, une manière de nous contrôler, qui passe par les contrôles de connaissances et les examens, les concours aux grandes écoles, les opportunités de carrière, les preuves de recherche active d'emploi… Ainsi que toutes les formes de délit de faciès – contrôles d'identité, fouilles, intimidations, présence de la BAC dans les cités ouvrières (c'est-à-dire, en réalité, construites pour l'immigration algérienne), etc. – qui donnent lieu à une surpénalisation des Français·es afrodescendant·es. On retrouve dans l'assignation nominale des éléments de maltraitance – notamment de racialisation – et une idée fondamentale de contrôle.
Les limitations de signes sur les réseaux sociaux n'étant qu'une stratégie de maltraitance parmi d'autres pour empêcher leurs victimes de conceptualiser ce qui leur arrive, et ces personnes, étant maltraitées, dépendant notamment de l'intensité d'une relation abusive, elles tendront à accepter et à partager circulairement (et compulsivement) des schémas narratifs centrés autour de personnes plutôt que de concepts. Selon ces personnes, le problème n'est ainsi pas le présidentialisme (Edwy Plenel) mais « Foutriquet » (Michel Onfray). La personnification de problèmes organisationnels et collectifs est ainsi fondamentalement autoritaire, dans le mode de communication même : lorsque Marine Le Pen parle de « dédiabolisation » de son parti, elle réduit le débat à une question de nom propre, la diabolisation ou non de son parti politique, fermant le débat à des réflexions conceptuelles sur le fascisme, le totalitarisme, l'autoritarisme, et l'extrême-droite… qui furent des victoires sémantiques cruciales des antifascistes – militant·es, historien·nes, littéraires, politicien·nes, etc. – nous ayant précédé·es. Personnifier les problèmes de la Cinquième République en un schéma narratif de haine envers nos personnalités publiques, c'est réduire ses ambitions à l'élection d'un·e politicien·ne pas trop corrompu·e, malgré la Constitution française, au lieu de vouloir réformer cette dernière. Il n'y a rien de moins anticapitaliste que de personnifier le problème du capitalisme en les personnes des milliardaires et c'est pourtant ce que font de nombreux·ses « militant·es » piégé·es sur les réseaux sociaux, à cause d'une addiction elle-même nourrie par des circonstances hors ligne et plus généralement par des cadres sociaux, parfois comme coping mechanism.
L'assignation nominale est également un écueil pour tout proche de personne handicapée mentale car il s'agit alors de la personnification, en la personne handicapée mentale, de problèmes de santé dont elle ne dépend pas et qui sont largement produits par la société et par notre « modèle » économique. Cela impliquera souvent de la maltraitance ainsi qu'une culpabilisation de la personne malade pour les raisons évoquées plus haut, et la personne pensera donc mériter d'être maltraitée (et pourra se punir pour son handicap). La maltraitance de classe au final repose dans son ensemble sur l'assignation nominale et on pourrait même dire qu'elle serait un mal nécessaire, que l'on pourrait au mieux limiter politiquement, par des politiques progressistes, pour que cette dernière remplisse l'ensemble de ses fonctions. De nombreuses victimes de maltraitance expriment donc une sorte de culpabilité « personnelle », « essentielle », ou « ontologique », notamment en s'autorégulant à travers un syndrome de La Tourette ainsi qu'à travers des tics comme des claquements et mouvements de doigts, des expressions faciales, des ritualisations, des « jeux » que des psychiatres pourront expliquer par des troubles psychotiques, etc.
Mais dans le contexte d'addiction à une performance autobiographique et fortement normative caractérisant les RSC, ces personnes pourront elles-mêmes verser dans l'assignation nominale d'autrui, à des fins plus ou moins conscientisées de contrôle et de maltraitance des sujets déviants. Cela s'inscrit notamment dans un contexte de naturalisation des affordances des RSC et des normes qu'elles imposent par leur caractère addictif et leur ubiquité, leur insertion dans notre vie quotidienne en tant qu'habitudes les y insère et leur en confère le caractère souverain, le conflit entre les normes des RSC (déviantes) et celles de la vie quotidienne (normales) étant résolu, par la fuite de maltraitance hors ligne dans des « espaces » abusifs mais addictifs, par la prévalence de celles de ces derniers (Berger et Luckmann, 1986). Or les RSC reposent sur une addiction à l'attention d'autrui, et sont conçus pour la rendre en moyenne insuffisante pour assouvir les besoins de leurs victimes, ce qui en rend l'accès concurrentiel à la fois envers d'autres utilisateur·ices mais aussi envers la personne dont on veut l'attention – il y a inséparablement une part de prédation dans l'addiction aux RSC. Or ces derniers nous fournissent des affordances pour obtenir cette attention en provoquant chez autrui un sentiment de danger, ce qui peut également passer par des souillures, notamment lorsque la victime s'échappe2 ; ce sentiment de danger (et ces souillures) sera donc naturalisé comme un comportement « normal » à avoir, en particulier auprès des personnes dont les victimes des RSC souhaitent le plus avoir l'attention, c'est-à-dire leurs proches. Sans doute l'assignation nominale est-elle constitutive de la maltraitance des proches des victimes des RSC mais on peut également l'imaginer être une tentative molle et un peu désespérée d'obtenir celle d'inconnu·es ou de proches en parlant de ces inconnu·es.
C'est un phénomène que l'on retrouve notamment dans le milieu militant étudiant, dont certaines organisations recrutent malheureusement des victimes des RSC, et qui concerne plus particulièrement un syndicat dans lequel j'ai été, puisqu'il était horizontal et démocratique : entre un tiers et la moitié de mes camarades étaient accro aux RSC et donc maltraité·es, et versaient donc dans ces comportements qui n'étaient pas seulement politiquement stériles, ils étaient en réalité et en pratique proches de l'extrême-droite et neutralisés par les groupes environnants. Mentionnons aussi que le militantisme est une pratique collective et que la maltraitance fait logiquement et de manière compréhensible adopter un principe de méfiance vis-à-vis d'autrui (qui peut se systématiser sous la forme irrationnelle d'une paranoïa), ce qui empêchera l'organisation collective, au sein de l'organisation et avec d'autres organisations, et donc la pratique militante elle-même – en plus de faire adopter des pratiques de maltraitance au sein de l'organisation ; une syndicalistes a ainsi dit en plaisantant qu'elles avaient encore fait partir « un con », et qu'elles devraient peut-être présenter un texte en congrès pour faire adopter cette pratique. Ce n'est qu'un exemple des différentes manières par lesquelles les RSC peuvent pourrir le militantisme, mais c'est aussi une démonstration du caractère justement conceptuel et systémique, plutôt que personnel de la maltraitance numérique (plutôt que « harcèlement en ligne » ou pire, « cancel culture »). À travers cette étude de cas sur l'assignation nominale, nous avons vu que la « cancel culture », comme les « violences conjugales » ou le « harcèlement scolaire » (qui n'est que l'une des formes que peut prendre la maltraitance scolaire) s'originent dans les rapports de production et peuvent alors être caractérisés comme des formes de maltraitance de classe, c'est-à-dire de la maltraitance que notre camp social et surtout ses membres les plus précarisé·es subissent de politiques sociales poussées par une infime minorité d'ultra-riches. Comme souvent l'extrême-droite (c'est-à-dire l'incarnation la plus politiquement répressive du patronat) prétend combattre ce qu'elle est réellement et être ce qu'elle combat, rejetant la responsabilité de cette maltraitance sur ses victimes, « harceleurs » de 13 ans ou « wokisme » débridé. Enfin, nous avons vu le caractère autoritaire de l'assignation nominale proprement dite, promue par les médias bourgeois et par l'extrême-droite elle-même, qui diffracte des situations homogènes – le totalitarisme, l'élection – en une pluralité d'éléments apparemment hétérogènes, et qui mène à la maltraitance de nos entourages, notamment de personnes handicapées mentales.
Le cycle est désormais apparent et il nous appartient de le briser, de le visibiliser, de l'étiqueter (Becker, 1963).
Références
Becker H.S., 1963, Outsiders: studies in the sociology of deviance, New ed., New York, NY, Free, 215 p.
Berger P.L., Luckmann T., 1986, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck (Sociétés).
Bourdieu P., 1986, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62, 1, p. 69‑72.
Durkheim É., 1912, Les formes élémentaires de la vie religieuse: le système totémique en australie, 5. éd, [Nachdr.], Paris, Puf (Quadrige), 647 p.
Foucault M., 1975, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires).
Goffman E., 1961, Asiles. étude sur la condition sociale des malades mentaux, Éditions de Minuit (Le sens commun), 452 p.
Goffman E., 1998, Les rites d’interaction, Paris, Ed. de Minuit (Le sens commun), 230 p.
Notes
1 Je reste sur des objets de type Note, et pas de type Article, bien que Bonfire Networks soit censé permettre à terme de publier avec ces deux types, de même par exemple que microblog.pub, mais Write.As permet de publier des objets de type Article et peut donc être lu depuis Mastodon et afficher les réponses (de type Note) en tant que commentaire.
2 Il existe un tag group sur Facebook nommé « This isn't an airport, no need to announce your departure ». Je pense notamment à un admin du groupe Neurchi de mon université, Lyon 2, l'ayant mentionné lorsqu'une étudiante a dit – le plus poliment possible mais déjà sur la défensive – que la modération de ce groupe ne lui convenait pas et qu'elle le quittait.
Ce billet est le premier du défi #100DaysToOffload. L'objectif est de publier 100 billets en une année. Celui-ci fait 5000 mots et m'a pris trois jours, ça va être baroque. Il est également disponible au format PDF.