Diviser pour monétiser

CW : mention de viol

Je suis en train de lire « Pour la sociologie » (Lahire, 2016), c'est un livre plutôt court, qui se lit très facilement, et destiné à un public non-universitaire. Il y explique que la sociologie est accusée de fournir une caution morale à des terroristes, des délinquant·es, etc., et donc de fragiliser le rôle de la justice, tout en « accusant » l'État d'être raciste et donc de favoriser ces actes de terrorisme et de délinquance. Or, selon l'auteur, le rôle de la sociologie est de rendre compte de la réalité, sans poser de jugement par rapport à celle-ci1. Il y écrit qu'après la condamnation d'un·e délinquant·e ou des paroles fortes d'un·e politicien·ne le monde social continue d'exister, et avec lui les causes du crime ou du délit2. Faire condamner un violeur afin de protéger les minorités de genre ne doit pas faire oublier la responsabilité de l'État, des médias, des « grands hommes » dans les VSS, par exemple dans la culture du viol. Je tenterai de montrer que les jugements moraux sont un phénomène autoritaire et à rebours de l'internet ouvert, mais particulièrement répandu sur les RSC, en raison de l'illusion de solidarité représentée par leurs notifications.

Comme l'a dit Lahire, c'est en se détachant d'un rapport moral aux forces de la nature que l'on a pu commencer à les étudier et à les comprendre, à pouvoir s'en protéger et pouvoir maintenir une activité économique sans trop abîmer nos écosystèmes3. Pour prendre l'exemple de mon blog, je suis sans doute parfaitement légitime pour établir que la manière dont un·e utilisataire de Twitter vit son addiction représente une forme de maltraitance. Sans doute, si je l'établissais proprement, dans le respect d'une épistémologie empirique, mes propos auraient-ils plus de force. En revanche, la conclusion (cette maltraitance découle de rapports socio-économiques entre les 1 % et les 99 %, les médias bourgeois tentent donc de la dissimuler sous les termes de « violences conjugales », « harcèlement scolaire », etc.) est superflue, et de fait, le billet « La maltraitance de classe » fait 19 vues, « La maltraitance numérique » en fait 396. Mes jugements moraux n'apportent rien à mes lectaires mais sont omniprésents sur mon microblog. Par exemple, j'y ai écrit ces réflexions sur le régime présidentiel :

J'y traite le Général de Gaulle de « monstre » en particulier par solidarité envers les victimes du massacre de Sétif, qui s'est déroulé sous sa présidence, le 8 mai 1945, ainsi que pour critiquer la Constitution de la cinquième République, biaisant intentionnellement la politique française vers la droite, mais aussi, je m'en suis rendue compte plus tard, parce que j'espérais être récompensée avec des partages et des likes. Je crois que nos jugements moraux peuvent ainsi viser à plaire à notre entourage, à en obtenir des marques d'approbation, surtout lorsque l'on se sent fragilisé·e socialement et donc notamment comme utilisataire d'un réseau « socio-capitaliste », où l'attention est artificiellement raréfiée pour nous mettre en concurrence, et donc nous encourager à y publier et à y lire des publications, donc des publicités. Or les êtres humains étant interdépendants, il y a un continuum allant de l'approbation à la solidarité entre les membres d'un groupe, la nourriture en étant souvent un ciment : par exemple, la société des Aché Gatu tenait notamment au fait qu'iels ne pouvaient pas consommer la nourriture qu'iels avaient chassée ou cueillie, mais devaient la partager aux autres familles du groupe (Clastres, 1972). En d'autres termes, notre jugement moral est normatif mais aussi normé.

Les notifications des réseaux « socio-capitalistes » (RSC) étant par ailleurs conçues pour nous faire générer autant de dopamine que possible, on peut les prendre pour de la solidarité alors qu'elles ne sont qu'une forme d'approbation parasociale, on les compare ainsi souvent à de la nourriture et les liens entre RSC et troubles du comportement alimentaire sont un champ de recherche en psychologie. Émettre des jugements moraux a sans doute toujours permis aux membres les plus marginalisés de nos sociétés de maximiser le sentiment d'intégration et de solidarité produit par des marques d'approbation, de manière illusoire : dans « Remarques sur le commérage » (Elias, 1985), l'auteur montre que ce phénomène peut être à la fois un vecteur d'inclusion (des membres du groupe) et d'exclusion (des membres des groupes dominés). Mais c'est sans doute dans un contexte de mise en concurrence pour l'accès à la ressource la plus élémentaire et la plus abondante, l'attention d'autrui, que l'on tente d'en compenser la rareté en maximisant ce sentiment d'intégration. De même, les jugements moraux sur les RSC déterminent in fine qui a accès ou non à la solidarité du groupe, ce qui peut prendre alors symboliquement la forme d'un duel à mort : l'accès à cette illusion de solidarité récompenserait notre arbitrage de l'appartenance d'un·e adelphe à notre communauté.

La nouveauté ne réside donc pas dans cette vieille problématique, le commérage, mais dans son nouveau terrain de prédilection, le « web 2.0 », autrement dit dans l'industrialisation et la privatisation de l'internet. Cette illusion de solidarité représente sans doute un refuge dans des environnements abusifs (milieu scolaire, famille, etc.) et tout porte à l'envisager comme une motivation importante, pour les victimes de maltraitance, pour se reconnecter – autrement dit, elle permet de monétiser la maltraitance d'adolescent·es. C'est sans doute ce phénomène de jugement moral et d'arbitrage du bien et du mal, de l'en-groupe et du hors-groupe, de l'humain et du non-humain que les médias bourgeois appellent « cancel culture ». Il n'y aurait rien de plus contraire aux idéaux de l'internet comme ressource intellectuelle et populaire : conjugué à des lectures de sociologie, il peut au contraire être un formidable outil de prise de pouvoir sur nos traumatismes. Il ne faudrait donc pas y voir une quelconque nature humaine, mais tout simplement le comportement de personnes sous emprise.

Références

Clastres P., 1972, Chronique des indiens guayaki: ce que savent les aché, chasseurs nomades du paraguay, Paris, Plon (Terre humaine).
Elias N., 1985, « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1, traduit par Muel-Dreyfus F., p. 23‑29.
Foucault M., 1975, Surveiller et punir: naissance de la prison, Paris, Gallimard (Bibliothèque des histoires).
Lahire B., 2016, Pour la sociologie: et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse”, Paris, La Découverte (Cahiers libres), 182 p.

1 On doit notamment cette absence de jugement moral au fait que la sociologie est censée être un commun. Une polémique fréquente avec les logiciels libres est que l'on peut s'en servir pour n'importe quel usage, y compris pour opérer les serveurs de Facebook ; mais de mon point de vue, si le noyau Linux était sous licence éthique (par exemple en interdisant de violer les différentes déclaration de droits, humains, des enfants, des personnes âgées, des populations indigènes, etc. de l'ONU), ces entreprises développeraient un consortium pour développer un remplacement sous licence libre et nous aurions perdu un champ entier de lutte, au profit des libertariens. De même, la sociologie n'a pas à poser de jugement moral parce que ses lectaires sont capables de le faire par elleux-mêmes ; s'en prendre à un·e sociologue (comme Bronner l'a fait à propos de Lahire) sur une phrase au futur alors que son travail est de dire ce qui est et certainement pas ce qui sera, c'est s'en prendre à ellui lors d'un moment de faiblesse, c'est un manque d'honnêteté intellectuelle.
2 On peut bien sûr noter un parallèle entre l'opposition entre méritocratie et démocratie d'un côté, et droit et science de l'autre. Comme le droit face à la science, la méritocratie peut être pertinente lorsque l'on ne dispose pas des moyens d'éduquer une population (cela va des utilisataires d'une distribution GNU/Linux au peuple français). De même que ces distributions peuvent mettre un lien vers TeachYourselfCS.com afin d'élargir le nombre de contributaires potentiel·les (on peut alors se poser la question de l'élitisme de sa gouvernance et même du milieu du développement de logiciels libres), parler, au sens de la politique française, de « méritocratie » revient à admettre un échec d'éducation et de formation du peuple français, un échec du suffrage universel direct, ainsi qu'un objectif de recul démocratique, par exemple un retour au suffrage censitaire. Cela revient également à admettre que l'Éducation nationale ne serait pas une priorité, un point sur lequel la gauche et la droite ne seront pas d'accord. En face, on a des actaires autoritaires, favorisés par la Constitution de la Cinquième République, qui considèrent qu'éclairer les conditions d'accomplissement d'un acte délinquant ou criminel reviendrait à l'excuser ; évidemment, les personnes réellement concernées par les actes délinquants et criminels, comme les féministes, ou les victimes de violences policières, ne seront pas d'accord, mais cela revient aussi à dire qu'il ne sert à rien de se donner les moyens de comprendre ce phénomène, pourvu qu'un système répressif anti-Algériens et anti-pauvres fonctionne (« terroristes », « zones de non-droit », etc.).
3 C'est-à-dire, à savoir qu'il faut décroître. « Ce que les États les plus riches appellent « croissance », il écrit, est en réalité « un processus d'accumulation élitiste, la marchandisation des communs, et l'appropriation du travail humain et des ressources naturelles — un processus souvent colonial. » Ce sont les aspects de l'économie d'aujourd'hui qui doivent décroître, avec la surproduction superflue, pas les biens et services essentiels qui peuvent assurer une vie décente pour tou·tes. »

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