En-champs, hors-champs, et complotisme
La notion d'en-groupe et de hors-groupe est sociologiquement, anthropologiquement, et politiquement problématique. Il suffit de penser aux travaux de Merton sur la façon dont les en-groupes traitent leurs propres échecs et, inversement, la réussite des hors-groupes comme la preuve de leurs mentalités de parasites ou, pour donner un exemple récent, d'un « noyautage » du CNRS par les « obsédés de la race », quatre petits mots sur lesquels il y a beaucoup à dire, mon manque de compétence n'y rendrait pas justice, pour se méfier de ce genre de titres. On retrouve également cette notion dans « Remarques sur le commérage » (Elias, 1985), concernant les membres du « village » parlant positivement « des leurs » et négativement des membres de la « cockney colony ». Alors pourquoi utiliser cette notion aujourd'hui ? Premièrement car elle est présente dans les esprits et donc pertinente à analyser, ensuite car un champ n'est pas un groupe à proprement parler, c'est un « milieu » dont les membres sont en compétition pour accéder à des capitaux (Bourdieu en parle, je ne sais pas dans quels livres/quels articles). Bourdieu structure par ailleurs le capital entre capital économique et capital culturel (Bourdieu, 1979), or c'est en détenant suffisamment du type de capital dominant dans un champ que l'on peut le reproduire. Certains champs sont donc majoritairement économiques, d'autres majoritairement culturels, par exemple l'industrie est un champ dont les membres utilisent leur propre capital économique dans le cadre d'une compétition pour obtenir du capital économique ; de même, le milieu universitaire est un champ dont les membres sont en compétition pour produire du capital culturel (par exemple en travaillant dans les établissements les mieux financés) et donc pour obtenir du capital symbolique, des postes débloquant des financements plus importants et plus pérennes, etc. (Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les membres des champs économiques votent majoritairement à droite, tandis que ceux des champs majoritairement culturels votent majoritairement à gauche, quoique de manière décroissante à mesure que le volume global de capital augmente.) Un champ n'est donc pas un groupe social comme un autre, pas parce qu'il ne serait pas une construction sociale, mais parce que certaines personnes y sont réellement plus légitimes que d'autres.
Le problème n'est pas que certaines personnes mériteraient plus que d'autres d'en faire partie. J'espère que l'internet et le salaire à vie normaliseront certaines dispositions généralement associées à la recherche, comme le simple fait de lire des livres, mais dans l'état actuel certaines personnes n'ont pas le capital culturel nécessaire pour réaliser de bons travaux (quoique ce soit de moins en moins vrai, encore une fois, avec la massification progressive d'un internet ouvert). Par exemple, on peut trouver sur l'internet des communautés (comme @privacy@lemmy.ml) gérées par des personnes qui ne travaillent pas dans le milieu de la sécurité numérique, sans doute car elles ne disposent pas du capital culturel nécessaire pour le faire, au vu des salaires et de la stabilité de l'emploi à la clé. Si ces personnes ne travaillent pas dans l'un des milieux professionnels, même en France, les plus ouverts aux autodidactes, c'est justement car elles n'ont aucune idée de comment réellement garder des communications confidentielles, accessibles, et inaltérées, ce qui peut parfois être une question de vie ou de mort, de liberté ou d'incarcération, s'agissant par exemple d'avortements illégaux ou de militantisme libéral, libertaire, ou/et révolutionnaire. À travers un formidable déni, certaines personnes hors-champ, manquant du capital culturel nécessaire à sa propre reproduction et à laquelle ce champ est voué, tentent donc de passer pour crédible et raisonnable, et abusent donc de la confiance de personnes qui peuvent avoir besoin de conseils crédibles et raisonnables pour rester en sécurité, parfois libre voire même en vie (cela concerne tant les personnes auxquelles ces personnes adressent directement leurs conseils que toutes celles qui les liront des mois, voire des années après, à travers un moteur de recherche). Sur Reddit et depuis peu sur Lemmy, ces personnes hors-champ se regroupent ainsi dans des communautés de parias du champ de la sécurité numérique, au sein desquelles on peut observer une certaine tendance à de la paranoïa, que l'on doit justement au manque d'informations (fiables) que ces communautés peuvent apporter, la paranoïa étant notamment due à un manque d'informations. On y retrouve également, réaction équivalente à la paranoïa, qui concerne de la maltraitance personnelle, face à une crainte de maltraitance organisationnelle et systémique, une tendance assez forte à l'élaboration de théories du complot, qui y sont de toute façon souvent mêlées en pratique, à travers la personnification du modèle de menace, l'imagination d'un agent maltraitant personnellement la personne paranoïaque au nom d'une conspiration organisationnelle et systémique impliquant souvent des États, et parfois des multinationales. Ces personnes sont en réalité tellement prisonnières et souvent addictes à des institutions totales (comme Twitter), caractérisées par une raréfaction artificielle en informations, qu'elles font tendre inconsciemment leurs communautés vers cette forme stigmatisant notamment les références à de « mauvaises » sources d'information, les « mauvais » comportement (par exemple les utilisataires demandant de l'aide sur r/ProtonMail avaient coutume d'indiquer avoir souscrit à une option payante, et de détailler ce paiement (ProtonMail Plus, ProtonVPN Basic, ProtonVPN Plus, Proton Visionary, etc.)). On retrouve donc dans les institutions « socio-capitalistes », par une normalisation de l'abus de confiance reposant sur l'acceptation inconsciente et irrationnelle de son principe, et donc une recherche de la maltraitance numérique, via une activité quasiment exclusive à quelques ISC (qui déclassent de toute façon les publications contenant des liens externes, limitant ainsi la visibilité et même le partage de références qui ne sont ni des affordances internes, ni des captures d'écran, promeuvant donc le web socio-capitaliste, au détriment, par exemple, de ce blog), ainsi que via la raréfaction en informations, et évidemment parce que l'optimisation pour l'engagement est une forme parmi d'autres de maltraitance numérique, un facteur proéminent de paranoïa et de complotisme en ligne, parce que des personnes hors-champ veulent absolument faire partie de ces champs, en les commentant de manière étrangement analogue au commentaire antédiluvien de journalistes sous-qualifié·es concernant quasiment l'ensemble des disciplines scientifiques.
Le problème du conspirationnisme concernant le Covid, l'OMS, et la vaccination (ou l'hydroxychloroquine), comme en ce qui concerne toutes les institutions plus ou moins respectables de sécurité numérique, suspectes, par analogie, de ne devoir la confiance des locutaires que par des stratégies d'abus de confiance, car Signal, comme les ISC, doit une partie de sa légitimité à un transfert de ressources d'autres institutions affectant la neutralité, le milieu professionnel de la sécurité numérique dans le premier cas, et les médias bourgeois, à des fins cette fois malicieuses, dans le second (Hybels, 1995) (je rappelle qu'une arnaque sur le temps long doit passer par des institutions et donc qu'une arnaque passant par des institutions est précisément ce que l'on définit par le terme « maltraitance ») semble ainsi être celui, dans une mesure qui reste à définir, des modalités de communication suggérées, imposées, prescrites, souvent de manière dissimulée ou faussement « légitime » (qui penserait à critiquer le manque de place disponible sur un écran de téléphone, et donc dans les stories Instagram ?), par les ISC. Autrement dit, le problème politique et indéniable du conspirationnisme en ligne est avant tout celui de quelques sites web, de quelques multinationales arnaquant leurs utilisataires et, s'agissant d'institutions, les maltraitant. On peut aussi se poser la question des cadres sociaux empêchant leurs victimes d'obtenir du capital culturel, exploités certes par ces entreprises, mais qui les dépassent sans doute : on peut ainsi évoquer le coût de l'enseignement supérieur, en particulier le soutien de l'augmentation de ce coût par Ronald Reagan, car il ne voulait pas que les classes populaires aient accès à la culture… On doit sans doute à cette politique une partie de cette maltraitance et de ces cas de paranoïa/conspirationnisme, à mon humble avis car le modèle économique défendu par Reagan est une arnaque, passant par des institutions diverses lui permettant d'abuser de notre confiance, et donc de maltraiter la plupart d'entre nous.
Références
Bourdieu P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit (Le sens commun), 670 p.
Elias N., 1985, « Remarques sur le commérage », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1, traduit par Muel-Dreyfus F., p. 23‑29.
Hybels R.C., 1995, « On legitimacy, legitimation, and organizations: a critical review and integrative theoretical model », Academy of management proceedings, 1995, 1, p. 241‑245.