La FSF fait bien son travail
Je reviens sur « 3 raisons d'abandonner LiberaPay », un billet insultant envers le travail de son développeur, et j'en suis désolée.
neox m'a dit que les logiciels 100 % libres visaient à fournir une alternative plus éthique aux utilisataires. L'objectif n'est pas de manipuler les gens et de les inciter à se servir de logiciels libres, au détriment de leurs objectifs personnels, mais de fournir cette possibilité à des communautés : il me semble que la morale concerne l'intelligence communautaire individuelle, et l'éthique l'intelligence communautaire collective. Les logiciels libres sont plus éthiques parce qu'ils sont in fine nécessaires à la bonne santé des communautés : elles doivent pouvoir maîtriser leurs moyens numériques de communication et de coordination, paiement, gestion de tâches, etc. L'usage d'un logiciel libre doit donc être le sujet d'une discussion collective, et à l'inverse en aucun cas un simple boycott individuel, qui compromettrait les objectifs de la communauté.
La question que j'ai tenté de soulever dans « Quand un site web vous dit qui il est pour la première fois, croyez-le » est la suivante :
- les programmes scolaires sont désocialisés, déconnectés de l'objet de toute connaissance, qui est la cohérence de l'action aux objectifs individuels et communautaires,
- des élèves manquant du capital culturel nécessaire, extra-scolaire (dans des livres), tentent d'extraire la substantifique moelle de manuels réduits à des images et à des encadrés,
- iels entrent dans une culture de la persévérance pour la persévérance, autrement dit de déni mâtiné de culpabilité,
- c'est dans ce cadre qu'iels tentent de comprendre, par exemple, Twitter, en persévérant via ses affordances internes plutôt qu'en devenant la seule population à laquelle ce récène capitaliste est utile, les cadres, et
- c'est aussi dans ce cadre que des minorités de genre s'accrochent à des relations toxiques et notamment à des manipulataires, voire à des prédataires : « je peux le changer » ; « si je travaille suffisamment et suffisamment bien, alors je mériterai d'être heureux·se ».
Un usage des logiciels libres plus pour la forme que pour le fond, et notamment plus par conditionnement opérant, celui de l'addiction aux récènes capitalistes, que par usage éclairé et consensuel au sein d'une communauté, alors déconnecté de toute idée de cohérence de l'action, entre dans ce cadre. À ce titre, la manière dont les récènes brassent la communication de la FSF peut faire du mal aux « libristes » et aussi renforcer d'autres schémas de persévérance dans des relations toxiques (dont les récènes capitalistes, des communautés de développement informatique, leurs couples, etc.), mais le problème n'est pas le travail de la FSF, qui est d'auditer et de développer des logiciels libres, et qu'elle fait bien. Le problème est de croire que les logiciels libres seraient l'alpha et l'omega de l'éthique, plutôt qu'un critère parmi d'autres, au rang desquels on compte également l'expérience utilisataire, dont l'internationalisation ; les affordances proprement communautaires ; celles de coordination/création/gestion de tâches ; etc.
Un autre problème avec cette incompréhension est un déplacement des enjeux des logiciels libres des communautés aux développeur·euses : par définition, une communauté œuvrant pour une société plus éthique est une communauté de militant·es, ou pour le dire autrement d'activistes. L'usage des logiciels libres, par toute communauté, est plus éthique car – face à des logiciels propriétaires permettant de faire les mêmes choses de la même manière – ils permettent des communications plus confidentielles et plus résilientes. La santé même de toute communauté – communauté de voisin·es, de collègues, ou conjugale – est un enjeu politique ; c'est d'autant plus vrai concernant des communautés visant à préserver et améliorer la santé de nos communautés ; or utiliser des logiciels libres empêche l'exécution arbitraire de code sur simple requête administrative : même l'organisation développant le logiciel devrait alors s'y introduire en exploitant des failles de sécurité. Par ailleurs, la possibilité de reprendre le développement du logiciel à un état antécédent empêche (raisonnablement) de le lier à une organisation et diminue les possibilités d'emprise de développeur·euses comme Microsoft : cette entreprise a des intérêts à nous faire utiliser le web et à réduire notre culture numérique, ce qui nous amène à utiliser des récènes capitalistes comme Facebook ou Twitter, et ce qui dégrade le temps et l'attention, c'est-à-dire le care, que des membres d'une communauté, notamment domestique, peuvent se consacrer les un·es aux autres. Voici dans quelle mesure utiliser des logiciels libres sera intrinsèquement plus éthique.
Réduire l'éthique aux licences logicielles utilisées, plutôt qu'aux usages faits de ces logiciels, déplace ces enjeux des communautés (et donc des utilisataires en faisant partie) aux développeur·euses : or tout le monde n'a pas les compétences nécessaires pour maintenir de l'infrastructure technique, ni même suffisamment de temps libre pour apprendre à le faire. Imposer un tel déplacement des enjeux éthiques des logiciels libres, c'est les rendre hors de notre portée, à moins de sacrifier notre vie familiale, notre hygiène de vie, et nos études au profit d'une formation autodidacte en administration système (ce que j'ai fait). On se retrouve ainsi avec des communautés d'utilisataires commentant, sans compétence réelle, sans trop savoir de quoi iels parlent, les enjeux techniques de tels logiciels, qui parlant de modèle de menace, qui parlant de performances sur des architectures ARMv7. Ces personnes sont incapables de former des communautés – pour des raisons qui dépassent un peu le cadre de ce billet – et surtout sont incitées à un déplacement spectaculaire et formel vers l'infiniment petit, de manière complètement déconnectée des enjeux de toute connaissance et donc tellement contraire à ceux de l'internet qu'elle ne peut être qu'un produit d'importation.