« Le militantisme est une activité sacrificielle », késako ?
À Solidaires Étudiant·es, une militante a dit que le militantisme était une activité sacrificielle, ce qui expliquait le manque de participation des hommes (de mémoire, tous cisgenres) dans le syndicat. Cette militante a subi de la maltraitance organisationnelle, et des camarades m'ont confirmé que « la période 2018-2020 a été horrible pour de nombreuses personnes, c'est pour ça qu'on a mis des mesures en place pour que ça ne se reproduise plus » (et force est de constater que les réunions syndicales aujourd'hui sont tout l'inverse de ce que j'y ai vécu il y a 5 ans).
En apparence, cette idée semble contredire la suivante : on ne peut pas s'acquitter correctement de ses responsabilités envers des communautés auxquelles on appartient sans s'acquitter correctement des siennes envers soi-même. Ce n'est pas une simple question de priorités – prendre soin de soi avant de prendre soin des autres – : faire passer ses propres besoins au second plan, c'est vider son appartenance à une communauté de son sens ; rappelons qu'Ursula K. Le Guin a qualifié le masculinisme d'essence complémentaire du féminisme, et considérons que le syndicalisme pourrait correspondre à la défense de cette « essence » masculine : alors le syndicalisme pourrait être perçu comme la défense de son identité, de sa dignité en tant que travailleur et à travers cette catégorie en tant qu'homme ; un tel raisonnement éclairerait l'intégration un peu chaotique, bien que nécessaire, du féminisme dans les luttes syndicales.
C'est ainsi parce que le militantisme est une activité de défense de son rapport social à ses communautés qu'il est impossible de faire passer la satisfaction de ses propres besoins anthropologiques – ménage, alimentation, sommeil – après ceux de ses communautés. C'est aussi car une personne incapable d'assurer ses propres besoins et se mettant en tête d'intégrer en plus, dans son emploi du temps, ceux d'autrui mettra toujours ces deux plans en concurrence, avec un certain autoritarisme, une certaine rancœur dès que quelqu'un questionnera ou critiquera ses efforts ou son comportement. C'est notamment ce que j'ai vu, dans des circonstances bien particulières, sur Matrix, où une admin a imposé à la communauté francophone une acceptation molle d'un troll d'extrême-droite, raciste auto-revendiqué, transphobe et libertarien, car il était lui-même un admin d'une grosse communauté, en privant toutes les personnes critiquant sa politique de leur possibilité de s'exprimer. (Matrix est un écosystème de merde et je l'ai déjà dit, mais ce ne sera jamais assez.)
Pourtant le militantisme implique de faire des choix, des sacrifices. Je suis en master et je veux y consacrer six heures par jour, mais je suis en train de taper un billet de blog ; de même, je pourrai differ des tracts au lieu de travailler mes cours, ce qui impliquera d'aménager mon emploi du temps pour le faire tard le soir, au lieu de sortir avec des ami·es ; la situation de mères de famille qui ne peuvent pas aller manifester car elles doivent s'occuper de leurs enfants est bien connue, d'où des initiatives, au succès mitigé, de garderies féministes. Mais il n'implique certainement pas de se sacrifier : au contraire, le militantisme donne une structure et un sens à ma vie, me donne des clés de compréhension du monde ; je serais peut-être encore en dépression sans les travaux de Marx, de Bourdieu, de Foucault, de Castel, et de tant d'autres. À l'inverse d'une politisation par les réseaux sociaux, réaliser une activité militante doit être une tâche porteuse de sens, une tâche motivante ; les militant·es devront faire des choix, sacrifier leur dimanche après-midi, voire même aménager leur mode de vie pour, par exemple, ne pas manger de viande, mais pas dans une abnégation de soi quasiment biologique, mais au contraire pour se réaliser, pour donner un sens à sa vie.
Par exemple, je n'ai pas pu aller à la dernière réunion de mon syndicat mais je compte y porter deux campagnes : une première de témoignages contre le racisme ambiant à l'université, deuxièmement une campagne de soutien aux mineur·es isolé·es de la Métropole de Lyon. J'y tracterai avec plaisir car je verrai le lien entre l'action, par exemple, de tracter ou de passer des coups de téléphone, et la finalité, qui sera que ces gosses aient un toit où dormir et qu'ils aillent à l'école. De même, j'ai passé une heure jeudi dernier à rapporter un bug dans la rédaction de posts sur Bonfire, mais c'est une activité pleine de sens car je veux voir Mark Zuckerberg comparaître à La Haye, et car je suis prête à y consacrer ma vie. C'est parce que je sais que des victoires comme l'hébergement de mineurs isolés est à portée de main, que je ne désarmerai pas tant que la Métropole ne respectera pas la loi, et que mon syndicat est un bon moyen d'y arriver, que je m'investis syndicalement. Être un·e bon·ne militant·e implique donc de se renseigner au préalable et de s'impliquer à l'aune de ses connaissances, pas sous l'influence clairement manipulatrice de communautés politiques plus ou moins sectaires sur les réseaux sociaux.