Les « réseaux sociaux » sont des toxiques

CW : liens entre nos rapports au tabac, à l'alcool, aux jeux d'argent, et aux réseaux sociaux

J'ai récemment lu un billet de Ploum comparant les « réseaux sociaux » à des maladies mentales, rappelons donc que Ploum est un universitaire et que son blog n'inclut pas une seule référence bibliographique, ce qui met en lumière l'écart entre ses ambitions de faire autorité (en passant par des procédés d'objectivation) et le caractère personnel et subjectif de son blog. En réalité, lorsque les universitaires ont les moyens d'objectiver des données et donc de faire autorité, iels publient dans des revues à comité de lecture, c'est à peu près toute la différence entre leurs travaux scientifiques et leurs blogs (ou pour le dire autrement, entre Google Scholar ou le mode académique de Kagi et un moteur de recherche courant comme DuckDuckGo). J'insisterai rapidement sur le fait que de nombreux travaux scientifiques, y compris dans des sciences « dures » comme la psychiatrie, sont très intéressants et accessibles au grand public, notamment via ces moteurs de recherche et, le cas échéant, via Sci-Hub (accessible depuis Tor). Bref, Ploum est un blogueur connu et réputé, mais tente de faire passer du subjectif pour de l'objectif, et dépouille donc son blog d'une grande partie de son intérêt, en tentant de se conformer à un modèle élitiste.

Dans ce billet, Ploum a vu une mère mettant son enfant dans une position dangereuse pour des likes sur Instagram, ce qui touche à mon humble avis à l'antagonisme entre le travail comme activité de care et le travail comme motivation extrinsèque à faire du chiffre, en termes de réponses et de likes sur un réseau social surveillé comme sur les bilans de fin de période sur lesquels ils apparaissent, et qui déterminent l'argent gagné par l'entreprise sous la forme d'investissements en capital-risque. Il y a donc le fait de faire le ménage comme activité de care ou les notes scolaires comme activité de self-care, et il y a le ménage ou les contrôles de connaissances comme épreuves, comme circuit partant de notre frustration face à une difficulté, pouvant être associée à du stress, que l'on tente de surmonter, parfois en se faisant violence, et qui, si elle est un succès, crée un circuit de la récompense (le téléphone qui vibre et qui déclenche déjà la dopamine), et qui en cas d'échec peut créer des formes de déni, voire de procrastination (on peut prendre l'exemple de l'interface de Twitter, étonnamment frustrante et bugguée pour un produit fini développé par une multinationale vendue à plusieurs dizaines de milliards de dollars). On peut aussi penser à notre dégoût face à des utilisataires de réseaux sociaux que l'on aime et qui s'en servent « par principe », sans être capables de justifier leur usage, perdant leur temps alors que l'on sait que ça leur fait du mal. Mettre les utilisataires des réseaux sociaux en situation de double bind, pour reprendre l'anglicisme de Castel, entre l'empêchement d'être productif·ves et la frustration découlant d'injonctions chiffrées et addictives à faire du chiffre, qui devient ainsi un moteur de cette addiction, est donc caractéristique du « monde du travail », de notre rapport contemporain au travail, aux chiffres, aux rentes, à travailler et à faire travailler pour autrui, et nous éloigne ainsi du travail comme activité de care.

Il est donc ridicule de comparer les réseaux sociaux à une maladie mentale puisque le problème ne concerne pas des zones du cerveau littéralement inflammées et nécessitant un traitement médical pour pouvoir s'auto-réparer, mais un rapport au travail de plus en plus chiffré et donc de plus en plus caractérisé par de la violence (et ce d'autant plus qu'il est chiffré et intrinsèquement violent). Une meilleure analogie peut être celle des toxiques : comme le tabac, l'alcool, et les jeux d'argent, ils sont addictifs, peuvent détériorer les relations familiales, et aggravent les risques de décrochage, tant en termes scolaires qu'en termes d'endettement, d'isolement, ou de perte de son logement. Ils répondent à des besoins inconscients et dans certains cas, directement liés aux structures sociales : des comptes-rendus alarmants font état de la forte consommation d'alcool et de tabac des agricultaires, dont Durkheim avait associé le taux de suicide élevé à leur isolement (Durkheim, 1897) (Marx comparait par ailleurs les « paysans parcellaires » à des pommes de terre, leur agglomération formant un département comme une agglomération de pommes de terre en forme un sac, sans que leur distance géographique ne leur permette de s'organiser pour défendre leurs droits (Marx, 1852)). De même peut-on devenir alcoolique dès le premier verre, parce que des contraintes sociales pèsent sur nous et que les toxiques nous en soulagent (par exemple en nous aidant à les oublier, à « être dans des états seconds »). Dans certains cas, ces contraintes sont telles qu'elles peuvent produire des pulsions d'autodestruction (via les toxiques) : pour aider une personne « alcoolique dès le premier verre », il faudrait donc, à mon humble avis, étudier la relation entre son addiction et les contraintes sociales qui pèsent sur elle.

Enfin, l'exemple de l'entourage familial me semble jouer un rôle dans le rapport à ces toxiques. Je me suis créé un compte Facebook parce que j'avais vu des chefs scouts irresponsables afficher sur l'écran géant d'un jamborée un appel à y taguer leurs « potes ». Ma consommation d'alcool est très épisodique et je n'ai jamais fumé car personne, dans mon entourage familial, ne buvait ni ne fumait (je ne voyais les membres de ma famille boire du vin qu'aux repas de famille, qui n'étaient pas très fréquents, vu que nous n'étions que 7). On peut même considérer le comportement des « grammars nazis » (sic) comme la projection du rôle de l'exemple de l'entourage dans le rapport aux toxiques, et donc leurs interventions les plus malvenues comme des appels à l'aide inconscients face à leur isolement et à la toxicité de leurs modes de communication. Bref, je pense que les parents et bien sûr les camarades de classe jouent un rôle dans notre usage de ces modes de communication, souvent inférieurs tant dans leurs possibilités de partage et de tri d'informations qu'émotionnellement et affectivement, puisqu'ils peuvent nous rendre toxiques envers nos proches. Sans doute nos enfants hériteront-ils de nos rapports aux réseaux sociaux comme nous avons hérité du tabagisme de nos parents, et sans doute faudrait-il attendre de nos conjoint·es de ne pas utiliser leurs téléphones devant nos enfants comme ma mère ne voulait pas que mon beau-père fume devant moi, mais le fédivers représente au moins une sortie possible, et je crois que ce serait une lutte importante pour les générations à venir.

Références

Durkheim É., 1897, Le suicide : étude de sociologie, Félix Alcan, Paris.
Marx K., 1852, Le 18 brumaire de louis bonaparte.