Notre racisme, atout stratégique pour la délocalisation

Dans « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos » (Grosfoguel et Cohen, 2012), Ramón Grosfoguel écrit : « (…) tandis que les travailleurs dans la zone de non-être, qui gagnent des salaires très bas et travaillent 10 ou 14 heures par jour, risquent leur vie lorsqu’ils tentent d’organiser un syndicat, les travailleurs de la zone de l’être jouissent de droits sociaux, de salaires élevés et de meilleures conditions de travail. Si un ouvrier dans une usine de montage de Ciudad Juárez, gagnant 2 dollars par jour, est formellement un travailleur salarié, son expérience vécue n’a rien à voir avec celle d’un ouvrier salarié chez Boeing à Seattle qui gagne 100 dollars de l’heure. Les femmes et les gays/lesbiennes occidentaux jouissent d’un accès à des ressources, des richesses, des droits et du pouvoir autrement plus importants que les femmes ou gays/lesbiennes dans la zone de non-être. En dépit de l’oppression de genre dans la zone de l’être, les femmes occidentales, qui constituent une minorité démographique dans le monde, ont plus de pouvoir, de ressources et de richesses que la majorité des hommes d’origine non occidentale et vivant dans la zone de non-être. Dans l’ordre impérial occidentalo-centrique, l’« autre » dans la zone de l’être n’est pas la même chose que l’autre dans la zone de non-être. »

Tout l'article est intéressant à lire et il ne fait que 13 pages, vous avez le lien de téléchargement dans la bibliographie, n'hésitez pas à l'imprimer et à le lire ! (Tou·tes les étudiant·es commencent à lire des articles en les imprimant, et j'imprime même des brouillons de mon blog, lorsqu'ils sont un peu complexes, pour pouvoir prendre du recul et mieux les relire.) On voit ainsi que le racisme omniprésent lorsque l'on pense aux conditions de fabrication des iPhone est tellement pratique pour des entreprises comme Apple – je mentionne celle-ci car ses ouvrièr·es délocalisé·es, salarié·es de la Foxconn, ne reçoivent pas de salaire secondaire, leurs cadences sont passées de 2500 iPhone 4S par jour (par unité de 87 ouvrièr·es) à 5000 iPhone 5 par jour, 16 % d'entre elleux avaient perdu connaissance sur leur lieu de travail en 2014 et 18 % y avaient subi des châtiments corporels. Apple traite ses ouvrièr·es délocalisé·es de manière monstrueuse, non seulement en tolérant de telles conditions de travail, mais sans doute aussi car Steve Jobs y ait encouragé ses interlocuteurs (on savait déjà que c'était un fumier, rien de nouveau sous le soleil) ; mais comme ce sont des salarié·es chinois·es, délocalisé·es, en un mot racisé·es, qu'un ouvrier se soit suicidé après avoir été battu par des vigiles sur des soupçons de vol d'un prototype d'iPhone 4, dont chaque modèle a désormais à peu près la valeur d'un disque dur cassé (alors que des salarié·es de STMicroelectronics confirment anonymement à des journaux locaux que leur entreprise fabrique les caméras des iPhone et ne craignent qu'un licenciement), ne choque pas et peut même être défendu par leurs clientèles, des classes moyennes (blanches ou non) aux classes les plus dotées en capital économique, cadres, professions libérales, etc.

La délocalisation a donc pour double avantage de pouvoir bénéficier de devises dévaluées (par l'impérialisme occidental), mais aussi de notre complicité avec nos propres milliardaires du traitement raciste et inhumain d'ouvrièr·es délocalisé·es, et donc de notre propre oppression, notamment car le fascisme (qui est en train de nous tomber dessus) n'est pas très différent de ce que vivent déjà les travailleur·euses délocalisé·es.

Références

Grosfoguel R., Cohen J., 2012, « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos », Mouvements, 72, 4, p. 42.

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