Améliorer les impacts écologiques de l’agriculture : par où commencer?
Serge-Étienne Parent, ing., Ph.D.
Conférence présentée au congrès de l'Ordre des agronomes du Québec, le 29 octobre 2020
Poignée de sol organique. Crédit @essicolo
Le texte qui suit résume le travail que j'ai effectué en arrière-plan pour la rédaction de l'article L'agriculture locale et bio est-elle vraiment meilleure pour l'environnement?, publié dans The Conversation.
Comme professionnels, mais aussi comme parents et comme citoyennes et citoyens, nous sommes plusieurs à être préoccupé.e.s par l’état de la planète (la planète Terre, s’il faut préciser). Les moyens pour l’améliorer sont souvent sujet à débat.
En 2017, une équipe de recherche publiait une simulation selon laquelle une agriculture mondiale 100% biologique serait possible (Muller et al., 20171). Selon ses auteurs, les impacts écologiques plus marqués de l’agriculture biologique, en particulier sur l’utilisation du territoire, serait compensés par la réduction des pertes alimentaires et les diètes végétalisées. Pour le journal Le Monde, il s’agissait d’une démonstration de faisabilité d’une régie de culture à déployer à grande échelle. Pour le New Scientist, procéder ainsi serait catastrophique.
Figure 1. Un article scientifique, deux grands titres.
Comment en arrive-t-on à des interprétations aussi opposées à partir d’un même article? Je ne parlerai pas ici des aspects cognitifs. J’ai plutôt fouillé la littérature portant sur les aspects technique pour rédiger un article de vulgarisation, dont le titre est « une question qui fâche », selon un journaliste qui, plus tard, m’a interviewé. Qu’elle fâche ou pas, elle mérite d’être posée.
Figure 2. Capture d'écran de mon article dans The Conversation
Mesurer la santé des écosystèmes
La superficie occupée par des paysages anthropiques grandi. Ailleurs que sur les terres plus hostiles à la vie, il reste aujourd’hui peu de place pour la nature : la moitié des terres habitables est cultivée (Ritchie & Roser, 20132). L’agriculture est essentielle pour nous nourrir, mais elle occupe un espace où l’on cultive, protège et dorlote des bêtes et des cultures, espace qui autrement pourrait grouiller d’une vie sauvage résiliente et diversifiée.
Figure 3. Évolution des surfaces occupées par les humains, 1000-2013, Source: BBC.
Les territoires occupés par l’agriculture ne sont bien sûr pas tous dévastés. Ce sont néanmoins des écosystèmes voués à la croissance d’espèces domestiquées, au détriment des espèces sauvages dont l’état est sévèrement altéré (Watson et al., 20193). Comme l’a dit Norman Borlaug, le père de la révolution verte,
« cultiver moins de nourriture par acre laisse moins de terres pour la nature (Borlaug & Dowswell, 19944) ».
Figure 4. Importance de l'utilisation du territoire pour la production alimentaire. Source: Our world in data.
La proportion des surfaces protégées de la planète tourne autour de 15%. Dans l’objectif de renverser la tendance vers l’extinction des espèces et assurer une planète en santé, le projet Half Earth appelle à augmenter cette proportion à 50%. Si l’on appuie cet objectif, l’agriculture nécessitera de grands changements.
Figure 5. Le statut de conservation préoccupant de la salamandre maculée cartographié en Montérégie par Half Earth
Pour bien prendre la mesure des défis écologiques, en particulier en regard de la santé des écosystèmes, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques rassemble cinq grandes catégories d’impact (Watson et al., 20193): la perte d’habitat (incluant son fractionnement), la surexploitation, les espèces envahissantes, les changements climatiques et la pollution. Pour mesurer ces impacts en agriculture, on a recours à certains indicateurs : surface occupée (ha), émission de GES (CO2 éq), potentiel d’eutrophisation (PO43- éq), potentiel d’acidification (SO2 éq), utilisation de l’énergie (kWh) et écotoxicité (unité de toxicité comparative, CTUe) (Clark & Tilman, 20175; Landquist et al., 20166; Poore & Nemecek, 20187).
Ces catégories d'impacts ne sont pas toutes égales, affectent des espèces plus que d'autres et diffèrent d'un endroit à l'autre. Toutefois, la perte et la fragmentation des habitats est généralement la catégorie qui affecte le plus les espèces dont le statut de conservation est préoccupant (Venter et al., 20068).
Ajout: Woo-Durant et al. (2020) ont actualisé ces données.
Figure 6. Pourcentage des espèces en danger au Canada (n = 488) affectées par la perte d'habitat, l'introduction d'espèces exotiques, la surexploitation, la pollution, les interactions interspécifiques et les causes naturelles (Venter et al., 20068).
Il faut également identifier une base de calcul. Ça peut sembler être une technicalité, mais la base de calcul est déterminante dans l’évaluation des pratiques et des régies. On pourra soit diviser l’impact par unité de surface, donc relativement au territoire cultivé, soit le diviser par unité produite, donc relativement aux aliments. Par exemple, un champ produit 4 tonnes par hectare et lessive 10 kg d’azote et un autre produit 6 tonnes et lessive 15 kg d’azote. Lequel des deux champs est le plus écologique?
Figure 7. Calculer les impacts par unité de surface ou par unité produite?
Pour vous illustrer jusqu’à quel point la base de calcul est déterminante, ce tableau montre des méta-analyses et des rapports comparant les régies biologique et conventionnelle (non-biologique), leur base de calcul et leur conclusion générale en faveur (😍) ou non (🤔) de l’agriculture biologique – évidemment, ces conclusions sont plus nuancées qu’un émoji. Systématiquement, l’étude est plus favorable au bio lorsqu’elle sélectionne le territoire comme base comparative. Bien entendu, le choix de la base de calcul ne devrait pas être effectué selon les conclusions auxquelles on désire aboutir, mais selon la question à laquelle on désire répondre. Mais, comme professionnels, quelle base choisiriez-vous?
Étude | Base | Favorable au bio? |
---|---|---|
M.A. de Mondelaers et al. (2009)9 | Unité | 🤔 |
Rapport du MEDDP (2011)10 | Surface | 😍 |
M.A. de Tuomisto et al. (2012)11 | Unité | 🤔 |
Rapport de l’ITAB (2016)12 | Surface | 😍 |
Rapport de l’ASA (2016)6 | Unité | 🤔 |
M.A. de Reganold et Watcher (2016)13 | Surface | 😍 |
M.A. de Clark et Tilman (2017)5 | Unité | 🤔 |
Le chercheur suédois Holger Kirchmann et ses collaborateurs n’hésitent pas une seconde : la base d’unité produite (Kirchmann et al., 2016a 14) , donc diviser l’impact par le rendement, et non pas par le territoire. Pour évaluer l'efficacité de politiques climatiques, on n'exprime pas les émissions de GES d'un pays par sa superficie mais bien par personne. De la même manière, mieux vaut faire reposer l'impact écologique sur les aliments plutôt que sur les superficies sur lesquels ils ont été cultivés ou élevés. En effet, relativiser les impacts par surface risque de considérer comme favorable une agriculture dont les impacts ne sont pas diminués, mais plutôt dilués. Or, les terres arables sont des ressources limitées et écologiquement précieuses, sur lesquelles on ne peut pas s’étendre davantage que la couverture actuelle.
Figure 8. Évolution des surfaces cultivées sur Terre. SOurce: Our world in data
Kirchmann et al. (2016a 14) insistent également sur la nécessité d’une approche plus globale, au-delà du territoire sur lequel l’agriculture est pratiquée, en intégrant les impacts hors ferme dans des études par cycle de vie.
On en vient donc à cela : comparer l’agriculture biologique et non-biologique (conventionnelle) sur une base de rendement, à l’aide de méta-analyses agglomérant des études par cycle de vie.
Pour rappel, une méta-analyse est une synthèse des études disponibles à un moment précis. On collige une grande quantité d’études, on les trie et on les filtre pour ne garder que celles qui correspondent à l’hypothèse testée et à des critères de qualité, puis on effectue des calculs statistiques sur les études restantes. Enfin, on compare des tendances centrales, et non pas le meilleur de l’un et le pire de l’autre.
De nombreuses études existent dans la littérature. Leur qualité est très inégale, et, même si elles sont robustes, leurs résultats peuvent détecter des tendances sur des données qui ne sont que du bruit, et inversement elles peuvent masquer des tendances en les considérant comme du bruit. Se fier sur des méta-analyse permet d’éviter de sélectionner ici et là des articles ou même des anecdotes qui conviennent à alimenter une trame narrative choisie à l’avance.
La certification biologique, plus écologique?
Or les méta-analyses sur le sujet en arrivent grosso-modo à des conclusions semblables. La dernière a été publiée par Clark & Tilman (2017)5, dont voici les résultats.
Figure 9. Ratio d'impact Bio / Conventionnel pour diférents indicateurs et aliments. Lorsque le ratio est supérieur à 1, l'impact est plus élevé en bio. Source: Clark et Tilman, en (2017)5
- Les effets sont présentés en termes de ratio Bio/Conventionnel pour différents groupes d’aliments et sur différents impacts. Lorsque l’effet est supérieur à 1, la régie biologique a un effet plus imposant sur la nature. Tendance générale : le bio impacte davantage la nature que le conventionnel.
- On note néanmoins que l’écotoxicité, difficilement mesurable, est absente. Nous y reviendrons.
- Puis on note que les barres d’erreurs sont assez imposantes : on s’y attend, puisque les systèmes de culture sont en effet très variables, et sont pratiqués dans des écosystèmes aussi très différents.
- De même pour les potentiels d’eutrophisation et d’acidification, un peu plus élevés en bio. Pourquoi? La plupart des auteurs parlent d’un décalage entre la libération des nutriments organiques et les besoins des plantes, qui affecte non seulement leur croissance, mais aussi le lessivage des nutriments.
- Les GES sont un peu plus élevés en bio, mais ça reste assez incertain. Alors que le procédé industriel Haber-Bosch utilisé pour fixer l’azote en ammoniac dégage des CO2, l’agriculture biologique a tendance à dégager davantage de NO2 à cause du décalage. Ces émissions ne considèrent toutefois pas le changement d'usage des terres (la déforestation ou l’occupation du territoire empêchant la reforestation). Or, une étude pour le cas du Royaume-Uni montre qu'on devrait s'attendre à des augmentations des émissions de GES allant de paire avec les augmentations des surfaces en culture qui vient avec l'agriculture bio (Smith et al., 201915).
- L’utilisation de l’énergie est systématiquement plus efficace en régie biologique. Pourquoi? Réponse : Haber-Bosch est un procédé énergivore, alors que la production d’engrais verts est extensive (mais non considérée dans l’utilisation du territoire).
- Enfin, l’agriculture biologique occupe systématiquement davantage de territoire étant donné ses rendements plus limités. Notons également que l'usage des terres pour les périodes non productives, notamment celles nécessaires pour la production d’engrais verts en régie biologique, est souvent exclu des calculs d'impact (Kirchmann et al., 2016b16).
Alors, la question qui « fâche » : est-ce que le bio est meilleur pour l’environnement? Les analyses sont générales et on ne peut que donner une réponse générale : non, en général on ne peut pas se fier à la certification biologique pour améliorer la santé des écosystèmes.
Certaines pratiques associées au biologique, mais qui ne lui sont pas exclusives, favorisent néanmoins les écosystèmes, que ce soit la diversification des rotations et des paysages (Kirk et al., 202017) ou la lutte intégrée, qui permet de réduire l’écotoxicité. En effet, bien qu’on ne puisse pas présumer de la toxicité d’un produit selon son homologation ou non en bio, la diversification des stratégies de lutte antiparasitaire confère au biologique une écotoxicité plus faible (Landquist et al., 20166).
Là où le bio se butte à un mur, c’est la condition de naturalité des intrants : exit les fertilisants, les pesticides et les semences biotechnologiques non pas selon des normes d’écoconditionalité du produit, mais selon l’appréciation de la « naturalité » du processus de fabrication. En science, il n’existe pas de distinction entre un produit naturel et un produit chimique (tout ce qui est constitué d’atomes est chimique). Ajoutons également que les nutriments organiques ne sont pas offerts gratuitement pas la nature, et que des bilans de nutriments menées pour le cas français montrent qu’environ le quart (23% ) de l’azote, ¾ (73%) du phosphore et la moitié (53%) du potassium utilisé en bio provient ultimement de fertilisants manufacturés ayant préalablement transité dans des organismes pour être homologués en bio (Nowak et al., 201318). Le refus d’utiliser des sources « non-naturelles » a un effet marqué sur les rendements : à production équivalente l’empreinte territoriale est plus grande en régie biologique.
L'achat local est-il bénéfique pour l'environnement?
Indépendamment de la certification, je me suis posé une autre question, celle-ci plus facile à résoudre. L’alimentation locale, elle, en vaut-elle la chandelle? Bien que plusieurs études et simulateurs existent pour estimer les émissions de gaz à effet de serre de l'agroalimentation, j’ai monté le mien, basé sur les données de Poore et Nemecek (2018)7. Voyons ce que ça donne.
↪ GES émis par les produits alimentaires et leur transport
On peut choisir notre aliment, le poids et les distances parcourues en voiture pour l’épicerie, en camion, en train, en bateau et en avion. Prenons le blé/seigle comme base, pour un 10 kg. Avec une consommation d'essence de 7 L/100 km, le 10 km aller-retour à l’épicerie émis autant de GES que 1700 km en camion. Pour en arriver à émettre autant en ferroutage, le produit aura dû voyager sur 6000 km en train, et faire presqu’un demi-tour de la Terre en bateau (12 000 km). En avion, les émissions dépassent rapidement tous les autres modes. Mais la production en tant que telle émet la plus grande proportion des émissions. Changeons de produit pour le tofu, en ne gardant que le camionnage et la voiture. Encore ici, la production émet davantage que le transport. Prenons en note les émissions totales pour notre 10 kg (31 kg CO2 éq). Et changeons pour une alternative protéinée, le bœuf : les émissions explosent à 596 kg CO2 éq, et la fraction du transport apparaît comme négligeable. Conclusions: le choix du produit et le mode de transport, incluant le tronçon entre l'épicerie et le frigo, sont beaucoup plus importants que la distance totale parcourue.
Figure 10. Estimer les émissions de gaz à effet de serre selon l'aliment, la distance parcourrue et le mode de transport avec mon calculateur.
Comme de fait, globalement, seulement 6% des émissions de GES de l'agriculture provient du transport, la plus grande partie revenant à l’élevage (Ritchie & Roser, 202019).
Figure 11. Importance des sources globales d'émissions de gaz à effet de serre pour la production des aliments.
Dans une perspective plus large, l’”éléphant dans la pièce” – je reprends l'expression du scientifique sur le climat Michael Mann – restent les émissions des hydrocarbures.
Mieux vaut cultiver là où c’est le plus propice de le faire : la règle est simple, et elle est appliquée par la force des choses un peu partout, plutôt efficacement. Mais... pas à son plein potentiel. Un scénario fictif a en effet montré qu’une réaffectation planétaire pourrait nourrir les humains tout en redonnant à la nature près de la moitié des surfaces actuellement en culture (Folberth et al., 202020. Pas de panique, ce n’est pas pour proposer un gouvernement mondial, juste pour donner une idée.
Évidemment, il y a toutes sortes de bonnes raisons de consommer localement : économie locale, patrimoine, fermier de famille, etc. Mais l'autonomie alimentaire a un coût écologique : on ne devrait pas a priori la justifier par des bénéfices écologiques.
Elle a aussi un coût humanitaire. Le Programme alimentaire mondial (récipiendaire d’un prix Nobel en 2020) sonnait l'alarme en avril 2020 sur les risques de famines associés à la fermeture des frontières que les État justifient pour accroître leur autonomie alimentaire.
Affamer son voisin n’est pas une bonne politique. – Arif Husain, économiste en chef du PAM.
Partager ou épargner le territoire?
La discussion a jusqu’à présent porté en grande partie sur la biodiversité. Nous en avons pourtant peu spécifiquement parlé. Elle est le plus souvent évaluée par la richesse spécifique, c’est-à-dire le nombre d’espèces différentes dans un espace donné, à un moment donné. Des stratégies favorisent la biodiversité en culture (l’agrobiodiversité), d’autres la biodiversité sauvage et d’autres, plus limitées, les deux. Favoriser l’agrobiodiversité ne favorise pas nécessairement la biodiversité sauvage, et inversement.
Figure 12. Partager le territoire ou l'épargner?.
Les stratégies pour améliorer l’agrobiodiversité visent à partager le territoire (land sharing). Celle visant à favoriser la biodiversité sauvage visent plutôt à l’épargner (land sparing). Or, ces deux stratégies, l’épargne et le partage, sont au cœur de ce qui divise les approches écologiques en agriculture.
Et c’est là que le débat devient très, très intéressant.
Le partage du territoire est recherché en agriculture biologique ou en permaculture, où les cultures s’entremêlent avec une diversité d’espèces. L’extensivité de cette approche demande toutefois d’emprunter davantage de territoire à la nature. L’épargne, quant à elle, s’inscrit dans le courant de l’intensification écologique de l’agriculture, qui consiste à produire le plus possible en vue de réduire l’impact territorial et laisser davantage d’espace à une nature que l'on compte protéger ou réensauvager. Pour intensifier, il va de soi que l’on va laisser peu de place pour les intrus à même le champ.
Pour l’écologue de la conservation Andrew Balmford, de l’Université de Cambridge (R.-U.), utiliser l’agrobiodiversité pour mesurer la santé d’un écosystème est malavisé (Balmford, 201521). Pourquoi? Dans le décompte des espèces, on considère les adventices et les ravageurs: des espèces généralistes dont le statut de conservation n’est préoccupant que dans de rares cas (e.g. de manière indirecte avec l’asclépiade pour le papillon monarque). Cela dit, d’autres espèces fragiles habitent sur des territoires partagés (e.g. l'hirondelle rustique), et c’est sur celles-ci que nous devons porter notre attention.
Comment y voir clair? Une équipe menée par Andrew Balmford dresse des courbes de densité des populations en fonction du rendement (Phalan et al., 201122).
Figure 13. Schéma de comportements de densité des espèces en fonction du rendement (Phalan et al., 201122).
Certaines espèces, en A et B, sont confortables en milieu agricole, y vivent en relation biologique positive de mutualisme, de commensalisme, de compétition ou de prédation. Certaines colonisent tant que le rendement augmente, pour d’autres leur densité plafonne rapidement. Ce ne sont en général pas des espèces préoccupantes pour la conservation. Attardons-nous aux schémas C et D. En C, la courbe concave montre que l’espèce s’effondre dès que l’on commence à cultiver. Ces espèces sont favorisées par la stratégie de l’épargne. En D, l’espèce tolère bien les rendements, jusqu’à un rendement où le déclin devient plus abrupte. On peut donc établir un rendement optimum à partir duquel nous avons un rendement acceptable dans une stratégie de partage.
Des recherches menées en Inde et au Ghana montrent que la grande majorité des espèces d’arbres et d’oiseaux sont favorisées par une approche d’épargne, et que très peu sont favorisées par une approche de partage. Aussi, comme on le voit sur la figure suivante, plus les objectifs de rendements sont élevés, plus l’approche de l’épargne déclasse l’approche du partage (Phalan et al., 201122).
Figure 14. Densité taxonomiques selon des objetifs de production globale (Phalan et al., 201122).
Cette tendance est consistante de par le monde, pour plusieurs espèces d’arbres, d’oiseau et de papillons (Balmford, 201521). Il serait très intéressant de mener de telles recherches au Québec, mais tout indique que l’intensification écologique par l’épargne du territoire est une bien meilleure stratégie que celle du partage. Encore faut-il que l’intensification de l’agriculture ait l’intention écologique d’épargner le territoire, et que cela se reflète clairement dans les politiques publiques, incluant le reboisement et des mesures de protection des millieux sauvages (ou réensauvagés) contre les effluents agricoles.
L'intensification écologique
Comment intensifier? L’agriculture s’est beaucoup intensifiée depuis 60 ans, alors qu’on produit grosso-modo trois fois plus d’aliments à l’hectare qu’en 1960 (Ritchie & Roser, 20132). Mais plusieurs régions du monde n’ont pas atteint leur plein potentiel (Pradhan et al., 201523). L’enjeu technologique dans cette intensification est davantage lié à la démocratisation des moyens de production.
Figure 15. Portrait des écarts de rendement (Pradhan et al., 201523).
Si elle est adoptée, cette stratégie consistant à fermer l’écart de rendement, permettrait de combler, tout juste, la faim dans le monde, en nourrissant 850 M de personnes supplémentaires (West et al., 201424). Mais sans réduire les surfaces cultivées. Nous devons trouver des solutions complémentaires.
Le tiers des aliments est perdu (Flanagan et al., 201925). Réduire les pertes alimentaires pourrait être une solution intéressante. En réaménageant les habitudes de consommation, les normes autant que les infrastructures de transport, de conservation et de transformation, puis en affinant la logistique et les technologies de revalorisation, on pourrait nourrir 410 M de personnes supplémentaires (West et al., 201424), et probablement un peu plus étant donnée que ces données sont limitées à la Chine, aux USA et en Inde. Ce levier est aussi important, mais reste insuffisant.
Figure 16. Portrait des pertes alimentaires (Flanagan et al., 201925).
Cette carte de Cassidy et al. (2013)26 présente un autre portrait. C’est l’écart entre les calories produites et les calories qui se retrouvent sur les tablettes d’épicerie ou les étalages des marchés : l’écart de diète. Les taches rouges, qui correspondent aux diètes les plus inefficaces, correspondent aux endroits où l’écart de rendement est le plus comblé… Pourquoi? Parce que là où l’agriculture est la plus efficace, on peut se permettre des diètes plus inefficaces, constituées d’aliments issus de l’élevage (le paradoxe de Jevons). En effet, le passage des calories vers l’animal, puis de l’animal vers l’humain est d’une inefficacité déconcertante.
Figure 17. Portrait des écarts de diète (Cassidy et al., 201326).
En comparant avec la réduction des pertes et l’intensification technologique, le potentiel d’intensification des diètes végétalisées apparaît immense : 4000 M de repas supplémentaires, de quoi nourrir la planète tout en réduisant les surfaces cultivées. Le scénario est improbable, mais tout de même porteur.
Figure 18. Comparaison des gains de sécurité alimentaire selon différentes stratégie (données de West et al., 201424).
Comme on l’a vu pour les GES en comparant le bœuf et le tofu, on observe des tendances similaires pour le territoire. Et pour d’autres indicateurs aussi. Le bœuf occupera en moyenne 80 fois l’espace du tofu. Ce qui fait dire à Poore et Nemecek (2018)7, qui ont publié une grande méta-analyse sur les impacts de l’agroalimentation sur l’environnement, que non seulement une adoption des diètes végétales diminuerait les émissions de GES de l’agriculture de 49%, mais également le territoire occupé réduirait de 76%, approximativement la taille de l’Afrique. Le cinquième des terres épargnées serait des terres arables, donc 80% seraient des pâturages (Poore & Nemecek, 20187). Même si les pâturages sont souvent considérés comme des terres marginales sur le plan agronomique, ces paysages pourraient être hôte d’écosystèmes riches en biodiversité sauvage s’ils n’étaient pas occupés par des espèces domestiquées.
Figure 19. Impacts écologiques des aliments (Poore & Nemecek, 20187).
L’étude de Springmann et al. (2018)27 compare différents leviers sociaux et technologique sur différents impacts. Bien que les changements vers une diète flexitarienne (en vert) semblent majeurs pour les gaz à effet de serre, le monde agricole a un grand rôle à jouer pour intensifier et optimiser les cultures.
Figure 20. Stratégies pour atteindre des objectifs de réduction des impacts écologiques de l'agriculture (Springmann et al., 2018)27.
À la différence de l’étude de Poore et Nemecek (2018)7, Springmann et al. (2018)27 montrent un impact territorial d’un changement de diète moins important. Non seulement, les scénarios de diètes étaient différents, mais Springmann et al. (2018)27 ne considéraient pas les pâturages comme des espaces agricoles. Quoi qu’il en soit, bien que Poore et Nemecek (2018)7 montrent que les leviers les plus importants sont liés aux diètes, Springmann et al. (2018)27 montrent qu’aucune approche unique ne nous permettra de produire des aliments pour tout le monde en restant dans les limites écologiques de la planète.
Mais tout cela apporte un point extrêmement important. En considérant qu’intensifier écologiquement les diètes constitue le levier non unique mais le plus important pour améliorer les impacts de l’agriculture dans le monde, on déplace une bonne part du fardeau du champ vers l’assiette, des épaules des producteurs et productrices vers la bouche des consommateurs et des consommatrices, qui mériteraient d’être bien davantage mis à contribution.
Ce n’est qu’à partir de tendances générales que nous établissons une trajectoire vers l’épargne du territoire, les diètes végétalisées et la démocratisation des technologies agricoles. De la recherche est nécessaire pour mesurer les tendances de densité des espèces les plus critiques pour nous, en Amérique boréale pour préciser les impacts des pratiques agricoles et des aliments sur le territoire, les émissions de GES, ou les potentiels d’eutrophisation et écotoxicité. Toutes sortes de lieu aménagés pour la biodiversité sauvage devraient être testés pour ces espèces ciblées. Par exemple, je démarre en ce moment un projet d’aménagement d’habitats pour les abeilles sauvages dans les cannebergières, stratégie qui pourrait s’avérer gagnante tant pour les rendements que pour la biodiversité... si ça fonctionne bien entendu.
Pour une société, c’est aussi tout un défi. Des certifications mieux éprouvées que la certification biologique pourraient être testées, mais la littérature en santé indique que mobiliser les consommateurs en proposant des certifications aurait un impact limité (Mozaffarian, 2016)28. Des politiques visant à encourager et décourager, par toutes sortes de moyens, l’achat de produits selon leurs impacts soulèvera sans doute des insatisfactions et posera d’importants défis économiques et sociaux pour le Québec, où la production animale constitue le 2/3 de l’économie agricole (données du MAPAQ). Il faudra aussi, comme on le fait nommément en Suède, mettre à contribution les finances publiques pour payer les agriculteurs qui développent des projets ou rendent, jour après jour, des services écosystémiques.
Je concluais mon article de vulgarisation avec un commentaire plus politique, et j’aimerais en faire aussi la conclusion de cette présentation :
Agriculture mondialisée, industrialisée, intensive, et alimentant des diètes modernes à base de plantes : voilà qui détonne avec le discours ambiant, qui défend à tort une agriculture biologique, locale et paysanne. Débroussailler des voies viables pour l’agroalimentation passera au contraire par une perspective progressiste, une conscience écologique supportée par la science et une solidarité planétaire. Parent (2020)27
Des groupes écologistes, comme la World Wildlife Foundation, abondent dans ce sens (Loken, 202030).
Mon article a fait beaucoup de bruit, beaucoup plus que je le pensais. La sensibilité autour de ces questions est probablement un indice que ce sujet est abordé de manière trop émotive, en masquant la rationalité nécessaire pour entretenir une santé démocratique menant à des décisions avisées. J’ai eu quelques bravos et mon lot d’insultes, de diffamation, et même de menaces. Pourtant ce ne sont pas les pouces en l’air ou les faces fâchées qui m’ont le plus marqués : ce sont les commentaires des gens qui ont exprimé une curiosité, qui n’étaient pas tout à fait convaincus, mais dont ce texte a permis de faire évolué leurs appréhensions.
C’est aussi ce que j’espère avec cette présentation.
Références
1 Muller, A., Schader, C., El-Hage Scialabba, N., Brüggemann, J., Isensee, A., Erb, K.-H., Smith, P., Klocke, P., Leiber, F., Stolze, M., & Niggli, U. (2017). Strategies for feeding the world more sustainably with organic agriculture. Nature Communications, 8(1), 1290. https://doi.org/10.1038/s41467-017-01410-w
2 Ritchie, H., & Roser, M. (2013). Land Use. Our World in Data. https://ourworldindata.org/land-use
3 Watson, R. T., Baste, I. A., Larigauderie, A., Leadley, P., Pascual, U., Baptiste, B., Demissew, S., Dziba, L., Erpul, G., Fazel, A., Fischer, M., Hernández, A. M., Karki, M., Mathur, V., Pataridze, T., Pinto, I. S., Stenseke, M., Török, K., & Vilá, B. (2019). Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Service (p. 58). IPBES secretariat. https://ipbes.net/sites/default/files/2020-02/ipbes_global_assessment_report_summary_for_policymakers_en.pdf
4 Borlaug, N. E., & Dowswell, C. (1994). Feeding a human population that increasingly crowds a fragile planet. 15th World Congress of Soil Science, Acapulco, Mexico.
5 Clark, M., & Tilman, D. (2017). Comparative analysis of environmental impacts of agricultural production systems, agricultural input efficiency, and food choice. Environmental Research Letters. https://doi.org/10.1088/1748-9326/aa6cd5
6 Landquist, B., Nordborg, M., & Hornborg, S. (2016). Litteraturstudie av miljöpåverkan från konventionellt och ekologiskt producerade livsmedel. Livsmedelsverket. https://www.livsmedelsverket.se/globalassets/publikationsdatabas/rapporter/2016/miljopaverkan-fran-konventionellt-och-ekologiskt-producerade-livsmedel-nr-2-2016.pdf?_t_id=1B2M2Y8AsgTpgAmY7PhCfg==&_t_q=ekologiskt&_t_tags=language:sv,siteid:67f9c486-281d-4765-ba72-ba3914739e3b&_t_ip=85.76.163.171&_t_hit.id=Livs_Common_Model_MediaTypes_DocumentFile/_129bff15-708d-4ae5-bd0f-b088009b11e2&_t_hit.pos=3
7 Poore, J., & Nemecek, T. (2018). Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers. Science. https://doi.org/10.1126/science.aaq0216
8 Venter, O., Brodeur, N.N., Nemiroff, L., Belland, B., Dolinsek, I.J. and Grant, J.W.W. (2006). Threats to Endangered Species in Canada. BioScience, 56(11), 903–910. https://doi.org/10.1641/0006-3568(2006)56[903:TTESIC]2.0.CO;2
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