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La terre, hors du champ

Serge-Étienne Parent, 26 juillet 2021

Réplique à Louis Robert

Vous avez inséré dans votre livre une critique d'un article que j'ai écrit dans The Conversation, dans lequel je soulignais, entre autres, que l'état des connaissances actuelles ne permettait pas de confirmer les vertus écologiques généralement attribuées à l'agriculture biologique. Vous critiquiez également mon argumentaire dans un article que vous avez publié dans Le Soleil. Selon vous, malgré mon inexpérience, j'utiliserais la notoriété conférée par mes diplômes et mon titre de professeur pour mousser une opinion minimisant les dégâts de l'agriculture conventionnelle en lui attribuant faussement une aura scientifique. Bien que j'aie trouvé ces attaques personnelles malaisantes, sachez que j'aborde la conversation en toute cordialité et sans animosité.

Note. La réponse de Louis Robert à cette lettre est publiée au bas de la page.

Avant tout, s'assurer de bien comprendre

Tout en reconnaissant être au courant de la revue critique de la littérature que j'ai présentée lors d'une conférence donnée au congrès de l'Ordre des agronomes du Québec (OAQ), vous prétendez du même coup que je ne me fierais qu'à une seule méta-analyse (Clark et Tilman, 2017). À propos de cette méta-analyse, vous affirmez ceci.

Cependant, une lecture attentive de ces références appuie davantage la thèse d'un impact environnemental global moindre de l'agriculture bio, par unité de surface (ha). [...] Ces conclusions, en plus de contredire et d'avoir été omises par M. Parent (et le Pharmachien), rejoignent presque mot-à-mot mon avis (écrit initialement en 2019) concernant le modèle d'agriculture à préconiser pour les années à venir et qui se retrouve dans l'encadré aux pages 66-69 de mon livre. — Réponse de l'agronome Louis Robert, Le Soleil, 16 mai 2021

J'ai justement mentionné rapidement dans l'article dans The Conversation et longuement lors de ma conférence à l'OAQ que les bénéfices de l'agriculture biologique ne sont clairs que si l'on se contraint à les présenter par unité de surface (l'hectare). Le hic, c'est qu'exprimer ainsi les impacts risque fort de mener à des conclusions trompeuses.

Prenons un exemple. Le kilomètre carré en banlieue émet moins de gaz à effet de serre que celui en ville. Est-ce que la solution pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre est de favoriser l'expansion urbaine? Bien sûr que non. En faisant plutôt reposer les émissions sur chaque personne, et non pas sur chaque kilomètre carré, on tient compte d'un paramètre déterminant : la densité de la population. De même, pour tenir compte du rendement agricole (une variable de densité), plusieurs articles dont celui Clark et Tilman (2017) que vous avez pourtant lu attentivement, font reposer les impacts sur les aliments produits et non pas sur la surface en culture : la méta-analyse ne rejoint donc pas votre avis.

Non sans raison. Pour réduire les impacts par hectare, on peut tout à fait réduire la densité de la culture, ainsi réduire les besoins en fertilisants et en pesticides. Toutefois cette stratégie, notamment associée à l'agriculture biologique, ne favorise pas la réduction des impacts totaux : elle favorise plutôt leur dilution sur un plus grand territoire. Alors que la perte d'habitat est au sommet de la liste des facteurs qui précarisent le statut de conservation des espèces (Ritchie et Roser, 2021a) et que l'agriculture est l'activité humaine qui occupe de loin la plus grande proportion des terres habitables (Ritchie et Roser, 2021b), exprimer convenablement les impacts écologiques de l'agroalimentation n'est pas un petit détail.

À lire également. La transition vers l'avoine bio réduira-t-elle les impacts écologique? Une première étude québécoise comparant les régies agricoles.

Aussi, en plus d'être abordée adéquatement, la méta-analyse de Clark et Tilman (2017) doit être présentée non pas en vase clos, mais dans le contexte de la littérature scientifique sur la hiérarchisation des impacts écologiques (e.g. Woo-Durant et al., 2020), compte tenu de limites méthodologiques propres à ce genre d'étude (étayées dans Kirchmann et al., 2016), en complément avec d'autres perspectives sur ses impacts sur le territoire (e.g. Phalan et al., 2015) et sur les émissions de GES (e.g. Smith et al., 2019). Porter un regard critique de la littérature évite ce que l'on nomme le picorage de cerise (cherry picking), une stratégie consistant à ne retenir que l'information qui convient à confirmer une conclusion choisie à l'avance.

Dans votre livre, vous comparez donc un topo tronqué de ce regard critique, porté à travers le monde et sur différentes cultures et élevages, à un feuillet du CÉROM concernant le maïs et le canola, qui ne rapporte aucune comparaison entre bio et conventionnel. Vous spéculez également que les rendements en régie bio se compareront éventuellement à ceux en régie conventionnel.

J'ai été heureux de constater dans la liste des références que vous m'avez cordialement envoyée que votre argumentaire s'appuyait sur davantage que ce feuillet et votre espérance en de jours meilleurs pour les rendements en bio. Peut-être suis-je passé complètement à côté d'une information clé, mais parmi vos 21 références, quatre seulement présentent des données probantes sur les impacts écologiques comparatifs entre le bio et le conventionnel. Parmi ces quatre, trois portent sur les grandes cultures seulement (maïs, soya et blé) : Posner et al. (2008) abordent les rendements au Wisconsin, Turmel et al. (2009) rapportent deux mesures comparatives de rendement en blé et enfin Snapp et al. (2010) présentent quelques données au sujet du lessivage de l'azote au Michigan. Une seule étude porte spécifiquement sur des indicateurs écologiques basés sur des données probantes, couvrant plusieurs cultures, partout dans le monde (donc qui permet d'appréhender les enjeux à cette échelle) : cette fameuse méta-analyse de Clark et Tilman (2017).

Refermer l'écart

Parlons maintenant de ce rattrapage de rendement. Malgré que les rendements de l'agriculture biologique soient exagérés dans les études comparatives principalement à cause de la difficulté d'intégrer les impacts liés à la production extensive d'engrais verts (Kirchmann et al., 2016), les écarts mesurés dans la littérature sur des unités expérimentales présentent des rendements en bio grosso-modo équivalents aux trois-quarts de ceux du conventionnel, la proportion variant évidemment d'une culture à l'autre et d'un lieu à l'autre (Seufert et al., 2012). En se basant sur des statistiques nationales suédoises (avertissement : données observationnelles), Kirchmann (2019) rapporte une fraction moyenne de 65 % des rendements (80% pour les légumineuses, 60% pour les non-légumineuses), le bio suédois occupant ainsi en moyenne 1/0.65 = 1.5 fois plus de territoire, que l'on peut corroborer à des pertes du même ordre en services écosystémiques et en conservation de la nature, et ce, je rappelle : en négligeant les surfaces-période dédiées aux engrais verts. Au mieux, et encore en négligeant les surfaces hors culture, les rendements sont occasionnellement supérieurs (Seufert et al., 2012 ; Savage, 2015). Au pire, par exemple pour la pomme de terre en Suède, le rendement en pomme de terre bio a été moins de la moitié de celle cultivée en non-bio (Kirchmann et al., 2017), et pour l'ail aux États-Unis les rendements en bio n'ont été que du tiers (Savage, 2015) — toujours sans compter les externalités. La littérature scientifique n'offre pas les données suffisantes pour envisager que ces écarts majeurs seraient héroïquement comblés dans un avenir proche, partout, pour toutes les cultures, surtout dans l'optique où le bio refuse obstinément d'accepter les progrès en génétique de précision (Purnhagen et al., 2021), auxquels vous n'êtes de même pas favorable.

De plus, il existe via les composts, fumiers et résidus d'abattoirs une relation de dépendance indirecte du bio envers les fertilisants qui y sont pourtant proscrits (Nowak et al., 2013), les nutriments qu'ils contiennent devant préalablement passer dans un organisme vivant avant d'être homologués en bio. D'autres manières de fertiliser en bio existent, comme la culture extensive d'engrais verts, enrichissant le sol en azote seulement, soutirer des nutriments des forêts et des océans déjà surexploités, ou bien, tout comme en conventionnel, d'exploiter des gisements miniers mais dont les minéraux passent par des traitements « naturels » moins efficaces (donc contribuant davantage à la déplétion des ressources minérales). Les arguments à l'origine de la catégorisation entre fertilisants « naturels » et « chimiques », qui sont à l'origine de la création de l'agriculture bio il y a près d'un siècle, ont d'ailleurs été amplement discrédités (Kirchmann, 2021).

Dans votre livre, vous soulignez avec raison les bénéfices des cultures de couverture et intercalaires, ainsi que la diminution voire l'élimination des labours. Or ces pratiques éprouvées sont utilisées en bio comme en conventionnel. Nous pourrions d'ailleurs parler plus amplement de santé des sols, un sujet très pertinent, auquel le bio n'apporte pas non plus de réponse satisfaisante. Mais ce sujet est lié à la pérennité de l'agriculture et non pas à ses impacts sur les écosystèmes.

Ce qui n'est pas cultivé

Présenter comme je le fais l'agriculture bio comme une impasse écologique n'implique pas, mais pas du tout de « minimiser les impacts de l'agriculture conventionnelle », comme vous l'avez écrit dans votre livre. J'ai au contraire souligné plusieurs fois et à gros traits l'importance des impacts écologiques de l'agroalimentation, et que des changements majeurs sont requis pour infléchir les tendances. Présenter avec précision et exactitude les impacts écologiques de l'agriculture et proposer des solutions motivent d'ailleurs mes travaux et mes interventions publiques.

Un grand virage s'impose. Grâce à la révolution verte et aux progrès menés depuis, nous avons maintenant tout le nécessaire pour nourrir un peu plus de 12 milliards de personnes tout en diminuant de manière importante nos impacts sur l'environnement. Une seconde révolution devra s'inspirer de la première, par ses succès et ses erreurs, pour libérer le monde de la famine et de la malnutrition tout en assurant la protection et l'expansion des habitats naturels nécessaires au retour de la vie sauvage. — L'agriculture locale et bio est-elle vraiment meilleure pour l'environnement? Serge-Étienne Parent, The Conversation, 2020-08-04

Afin de briser le statu quo et se libérer des impasses où nous mènent les stratégies actuelles, j'ai présenté une approche largement supportée dans le milieu académique (e.g. Finch et al., 2021), mais pratiquement absente du discours public, qui vise à penser les enjeux écologiques de l'agriculture sous l'angle de l'intensification écologique, au champ comme dans l'assiette.

L'agriculture occupe beaucoup plus de surfaces que nécessaire en s'appuyant démesurément sur la production animale, excessivement gourmande en territoire et en ressources (Poore et Nemecek, 2018, Cassidy et al., 2013), alors que nos paysages ruraux pourraient autrement être affecté à d'autres fonctions : conservation, restauration écologique, réensauvagement, etc. (e.g. Török et al., 2021).

On peut bien sûr travailler à réduire les charges de pesticides et de matières fertilisantes (ce à quoi je contribue en développant des algorithmes, e.g. Parent et al., 2020), mais chose certaine une terre sauvage se passe très bien de ces intrants. Comme professionnels de l'agriculture, nous pensons beaucoup à améliorer ce qui se fait au champ, mais le champ qui a le moins d'impact sur l'environnement reste celui que l'on n'a pas besoin de cultiver, parce qu'il n'est pas défriché ou qu'il est écologiquement restauré, et parce que l'on ne dépend plus de l'occupation démesurée des terres pour combler nos besoins alimentaires. À cet égard, quoique l'attention actuelle sur les pesticides réponde aux préoccupations des consommateurs, il ne faut pas s'attendre à de grandes avancées écologiques tant que l'on détournera le regard de leur insoutenable appétit pour les viandes et produits laitiers.

Notez bien que préférer une biodiversité sauvage à une biodiversité au champ sort du domaine de la science pour entrer dans celui des valeurs. Tout comme la santé des sols, sauf exception la biodiversité au champ (le plus souvent peuplée d'espèces opportunistes et désertée des espèces spécialistes dont le statut de conservation est précaire — Balmford, 2015) est un indicateur de développement durable, mais qui vise à pérenniser l'agriculture, non pas à protéger la nature.

Un défi social

La restauration écologique demandant des changements dans l'affectation du territoire, elle interpelle toute la société — en particulier les personnes œuvrant en production agricole ou vivant en milieu rural. Si la conservation de la tortue des bois, de la grive de Bicknell, de la chauve-souris rousse, de la polémoine de Van Brunt, de la salamandre pourpre et de plusieurs autres espèces (liste des espèces en péril, 2021) nous tient à cœur, l'enjeu mérite d'être soulevé et discuté démocratiquement, dans le respect, la bienveillance et la recherche de la vérité.

Il faut saluer les initiatives locales prises dans le milieu agricole un peu partout au Québec. Plusieurs producteurs.trices parmi les plus avant-gardistes, en bio ou non, sont d'ailleurs d'avis que l'on devrait juger la performance environnementale selon les résultats, et non selon des normes nationales de l'agriculture biologique, établies non seulement en marge de la science, mais aussi sans égard aux milieux récepteurs. Peut-être êtes-vous aussi un peu de cet avis lorsque vous évoquiez une agriculture « biologique améliorée ».

Mais encore faudra-t-il que ce bio 2.0 abandonne ses principes actuels, fondateurs mais fallacieux, sur la naturalité des fertilisants, des pesticides et des semences, pour se concentrer sur ses impacts relativement la capacité des écosystèmes locaux à les encaisser. C'est ici que j'entre dans le domaine de l'opinion. L'industrie, les gouvernements qui se succèdent, de nombreuses ONG, comme une panoplie de domaines de la vente et de l'influence, font croire que de payer plus cher pour une batterie de certifications trompeuses est le luxe nécessaire pour éviter de changer des habitudes alimentaires exagérément carnées. Il est là, l'insoutenable statu quo. Pour le briser, il est impératif de réorienter les perspectives en agroenvironnement sur l'éléphant dans la pièce que constitue l'élevage.

Pour décupler nos efforts, nous aurons besoin de réglementations basées sur la science, d'initiatives citoyennes et gouvernementales pour végétaliser les diètes, de programmes de paiements pour services écologiques, de stratégies pour diminuer les pertes et le gaspillage alimentaire et de certifications écologiques fiables pour mieux guider les consommateurs, comme la France le fait avec Agribalyse et le Royaume-Uni avec Hestia. Nous aurons, enfin, besoin du partage éclairé de nos expériences et de nos connaissances scientifiques.

Avec la permission de Louis Robert, je publie ci-dessous la réponse qu'il m'a fait parvenir. Vous trouverez un petit commentaire de ma part à la fin de la lettre.

RÉPONSE à « LA TERRE, HORS DU CHAMP », de Serge-Étienne Parent

Par Louis Robert, agr.

En résumé :

M. Parent,

Votre lettre (« réplique à Louis Robert ») commence bien mal, et vous m’en voyez sincèrement désolé. Au lieu de « s’assurer de bien comprendre », vous empruntez et proposez un raisonnement erroné, intentionnellement ou non.

AVANT TOUT, S’ASSURER DE BIEN COMPRENDRE

Tout en reconnaissant être au courant de la revue critique de la littérature que j’ai présentée lors d’une conférence donnée au congrès de l’Ordre des agronomes du Québec (OAQ), vous prétendez du même coup que je ne me fierais qu’à une seule méta-analyse (Clark et Tilman, 2017). À propos de cette méta-analyse, vous affirmez ceci.

Cependant, une lecture attentive de ces références appuie davantage la thèse d’un impact environnemental global moindre de l’agriculture bio, par unité de surface (ha). […] Ces conclusions, en plus de contredire et d’avoir été omises par M. Parent (et le Pharmachien), rejoignent presque mot-à-mot mon avis (écrit initialement en 2019) concernant le modèle d’agriculture à préconiser pour les années à venir et qui se retrouve dans l’encadré aux pages 66-69 de mon livre. – Réponse de l'agronome Louis Robert, Le Soleil, 16 mai 2021

Ici vous extirpez, de mon texte envoyé au journaliste du Soleil, deux phrases qui, mises bout-à-bout comme vous le faites, trompent le lecteur et me font dire ce que je n’ai pas dit.

En lisant mon texte, les lecteurs comprenaient que les conclusions auxquelles je faisais référence étaient celles des auteurs eux-mêmes, et s’appliquent non pas aux effets des méthodes de production (bio ou conventionnel) par unité de surface, mais à leur bilan global respectif. Je me permets une fois de plus de les reproduire ici :

“Although organic systems have higher land use and eutrophication potential and tend to have higher acidification potential, this [les résultats rapportés ici] should not be taken as an indication that conventional systems are more sustainable than organic systems. Conventional practices require more energy use and are reliant on high nutrient, herbicide and pesticide inputs that can have negative impacts on human health and the environment. Developing production systems that integrate the benefits of conventional, organic, and other agricultural systems is necessary for creating a more sustainable agricultural future.”

Comment peut-on ignorer un avertissement aussi clair, énoncé par les auteurs eux-mêmes ? Or, vous avez fait exactement le contraire: vous avez utilisé leur étude pour supporter votre thèse selon laquelle le bio comporte plus d’impact environnemental négatif globalement (pas seulement par unité de surface) que le conventionnel. Pour moi, il s’agit d’une faute grave. Au point où, à mes yeux, vous avez perdu toute crédibilité. Soit, vous n’avez pas bien lu l’article dans son ensemble, soit vous avez délibérément perverti les conclusions de l’étude. Et je n’ai jamais dit que vous ne vous étiez basé que sur cette méta-analyse, mais qu’elle avait été centrale dans votre argumentaire.

ÉVITONS LA DIVERSION ET LA DILUTION, LE DÉBAT EST TROP SIMPLE

Poursuivant la lecture de votre réplique, j’ai senti une volonté de votre part d’élargir le débat.

Aussi, en plus d’être abordée adéquatement, la méta-analyse de Clark et Tilman (2017) doit être présentée non pas en vase clôt [sic], mais dans le contexte de la littérature scientifique sur la hiérarchisation des impacts écologiques (e.g. Woo-Durant et al., 2020), compte tenu de limites méthodologiques propres à ce genre d’étude (étayées dans Kirchmann et al., 2016), en complément avec d'autres perspectives sur ses impacts sur le territoire (e.g. Phalan et al., 2015) et sur les émissions de GES (e.g. Smith et al., 2019). Porter un regard critique de la littérature évite ce que l’on nomme le picorage [sic] de cerise (cherry picking), une stratégie consistant à ne retenir que l’information qui convient à confirmer une conclusion choisie à l’avance.

De la haute voltige : autrement dit, en la sortant de son contexte, on pourrait faire dire ce que l’on veut à l’étude Clark et Tilman (2017), incluant son contraire. On n’est plus dans le « picorage », mais bien dans le patinage acrobatique.

Vous passez ensuite beaucoup de temps, près de la moitié de votre réplique, à élaborer des arguments accessoires (la caractérisation des engrais « naturels » ou « chimiques », l’élevage, l’alimentation, l’utilisation du territoire) qui n’ont rien à voir avec mes interventions vous concernant, ni avec le débat initial, à savoir que le mode de production bio, pour une même quantité totale (et non par unité de surface) d’aliments produits génère plus (votre affirmation) ou moins (la mienne) d’impacts environnementaux négatifs. Si vous convenez maintenant avec moi (contrairement à ce que vous dites, ce n’était pas du tout clair auparavant) que les impacts environnementaux par ha sont beaucoup moindres pour le bio, alors il faudrait que le rendement par ha soit considérablement inférieur en bio pour que, pour produire une même quantité d’aliments, le bio cause plus de dommages environnementaux.

Non sans raison. Pour réduire les impacts par hectare, on peut tout à fait réduire la densité de la culture, ainsi réduire les besoins en fertilisants et en pesticides. Toutefois cette stratégie, notamment associée à l’agriculture biologique, ne favorise pas la réduction des impacts totaux : elle favorise plutôt leur dilution sur un plus grand territoire.

Et c’est là où nous divergeons réellement : en me basant sur les références les plus crédibles, la différence de rendement moyen varie de 0 % à 25 % au maximum, et avec la maîtrise des méthodes de production ainsi que l’amélioration de la santé des sols, cet écart diminuera dans les prochaines années. Et, soit dit en passant, il n’y a aucun lien entre « densité de la culture » (densité de peuplement) et les besoins en éléments fertilisants ou pesticides. Par exemple, du maïs grain aura les mêmes besoins en azote, phosphore et potassium à 40 000 qu’à 24 000 plants à l’acre, et il y aura sans doute moins de compétition de la part des mauvaises herbes à forte densité. Et il n’y a absolument aucun lien non plus entre mode de production (bio/conventionnel) et densité de peuplement. Le bio maintenant vise d’ailleurs à augmenter les densités de peuplement, souvent au-delà des niveaux visés par le conventionnel, afin de procurer rapidement une meilleure couverture de sol et atténuer les risques de nuisance par les adventices.

À PROPOS DES RÉFÉRENCES SUR LES RENDEMENTS MOYENS

J’ai tendance à penser que vous ne lisez que les titres, et parfois les abstracts, des références que vous citez, et qu’effectivement, vous passez complètement à côté d’informations clés, comme vous le dites. Genre de cherry picking justement, mais sous une forme plus condamnable encore.

Prenons les références que je vous ai envoyées. Les lire avec un minimum d’attention, au complet, aurait été la moindre des choses. Voici un rapide résumé de ce qu’un lecteur attentif aurait retenu de ces articles.

Si, par exemple, vous aviez lu le rapport du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables (IPES-2016), vous auriez constaté qu’une étude effectuée en 2007, sur un volume de données recouvrant 293 exemples, relève que les systèmes biologiques des pays développés ont un rendement en moyenne de 8% inférieur à celui de l’agriculture conventionnelle. La même étude note en revanche que dans les pays en développement, les rendements des systèmes biologiques surpassent de 80% ceux des exploitations conventionnelles (Badgley et al., 2007).

Une comparaison sur trente ans aux États-Unis, entre du soja et du maïs produits de manière biologique, d’une part, et ces mêmes cultures produites de manière conventionnelle (labourage), d’autre part, montre que les rendements sont en moyenne similaires, mais plus élevés de 31% pour la culture biologique durant les années de sécheresse (Rodale Institute, 2015).

Au Michigan, une étude de longue durée a rapporté des rendements moindres pour le bio, de l’ordre de 27 % (maïs), 10 % (soya) et 15 % (blé) (Snapp et al. 2010). Les auteurs expliquent ces différences de rendement, ainsi que l’absence de stabilisation des rendements attendue pour le bio, à la trop courte durée de l’expérience (10 ans). Nous y reviendrons.

Au Wisconsin (Posner et al., 2008), les rendements moyens (14 années) pour le maïs et le soya bio ont été de 90 % du rendement en régie conventionnelle; pour les céréales et les fourrages, c'est 97 % du rendement conventionnel.

La compilation des résultats d’une comparaison de 18 années au Minnesota ne rapporte aucune différence de rendement de maïs et d’avoine entre le bio et le conventionnel, 25 % de moins de rendement pour le soya bio, et 10 % de moins de luzerne bio pour les premières années seulement, par la suite 33 % de rendement de plus pour la luzerne bio (Delbridge et al., 2011).

De mon côté, j’ai tendance à accorder plus de crédibilité aux travaux réalisés à la Station de recherches Kellogg (Michigan) ou au CÉROM de St-Mathieu-de-Beloeil qu’à ceux provenant d’Uppsala, Suède pour une comparaison de la productivité et des impacts environnementaux des régies bio vs conventionnelle. En plus de conditions de sol et climat très différentes, d’un contexte socio-économique étranger au nôtre, les comparaisons menées dans le nord de l’Europe incluent souvent des données obtenues sous une régie conventionnelle beaucoup plus intensive que les nôtres (MacRae et al., 2007). Selon ces auteurs canadiens (MacRae et al., 2007), une revue des résultats de comparaisons nord-américaines révèle aussi que : les rendements obtenus en bio sont plus stables; qu’ils sont moins sensibles aux excès climatiques; que le système conventionnel engendre des dépenses énormes en “coûts externes”, par ex. coûts associés à la dépollution (12 % plus de coûts externes pour le panier d'épicerie conventionnel vs bio). Une plus grande stabilité des rendements et des revenus des producteurs est aussi clairement ressortie dans une autre étude que je vous ai envoyée (Reganold et al., 1993).

Il est normal que la plupart de mes références portent sur les grandes cultures, ma spécialité : s’il doit y avoir un impact de la conversion au bio sur l’environnement, il sera étroitement tributaire de ses effets en grandes cultures, puisque les grandes cultures occupent 1,7M ha, contre < 100 000 ha pour les fruits et légumes, soit 94 % de la superficie agricole totale occupée par les grandes cultures.

Au cas où ce ne serait pas suffisamment clair, je précise que mon intention ici, en citant des références que je vous ai déjà envoyées (à votre demande, d’ailleurs), n’est pas d’entretenir une bataille de chiffres, mais de démontrer qu’elles renferment en effet beaucoup de données comparant les rendements, et que vous ne les avez pas lues; ce qui représente en soit un obstacle majeur à l’avancement de la discussion.

ET EN PARTICULIER DE CLARK ET TILMAN (2017)

Le verdict que vous tirez de votre lecture sélective de la méta-analyse du Minnesota au sujet des rendements inférieurs en bio, centrale dans votre raisonnement, doit être corrigé. Ce qu’on peut faire très facilement, même en n’utilisant que les propos des auteurs eux-mêmes (et en plus de leur mise en garde explicite) :

Autant de raisons ayant pu motiver la mise en garde des auteurs, avertissement que vous avez maladroitement omis et contredit.

À mon sens, l’élément le plus intéressant de l’article de Clark et Tilman (2017) est qu’il identifie le manque de synchronisme entre les épandages d’engrais de ferme et les périodes d’absorption de nutriments par les cultures comme facteur explicatif principal des rendements inférieurs dans le bio. En fait, de façon étonnante, tous leurs constats reposent sur ce facteur, pas seulement la faible productivité. C'est, selon eux, la cause à la fois du besoin de superficie plus grand pour produire les mêmes aliments, de l'augmentation des potentiels d'acidification et d'eutrophisation et de l'augmentation des émissions de N2O. Curieux et intéressant, le choix judicieux des périodes d’épandage est justement l’une des deux cibles prioritaires sur lesquelles je travaille comme conseiller auprès des entreprises agricoles bio du Québec; l’autre étant la dégradation de la structure du sol – compaction créée par les trop fréquents passages d’équipement pour le contrôle mécanique des mauvaises herbes et le labour des prairies. Toutefois, là-dessus, pas un mot de la part des chercheurs du Minnesota. Mais ça non plus, vous ne pouvez pas l’avoir remarqué puisque ça ne paraît pas dans leur résumé et que vous êtes loin de la réalité du champ.

L’EFFET DES ANNÉES D’EXPÉRIENCE SUR L’ÉCART DE RENDEMENT

Il ne faut pas négliger ni sous-estimer le facteur temps lorsque l’on compare les performances de différents systèmes culturaux. Il y a une énorme différence de productivité entre les entreprises bio en démarrage (ou en transition) et celles plus expérimentées. La maîtrise des méthodes culturales vient tout de suite à l’esprit pour l’expliquer. Sans critère de sélection restrictif, une méta-analyse de 362 études rapportait un rendement moyen pour le bio de 80 % du conventionnel (de Ponti et al., 2012). Ces auteurs soulignent que le bio exige plus de maîtrise technique que le conventionnel et suggèrent que l’écart moyen de rendement pourrait être à terme moins que 20 %. À peu près au même moment, une autre de plus de 600 comparaisons de rendement, groupées selon des critères reliés notamment à la maîtrise des méthodes culturales, mentionnait un différentiel de rendement variant de 5 à 34 % en faveur du conventionnel, selon le groupe : avec l’adoption de pratiques optimales, le rendement en bio peut rejoindre le rendement conventionnel (Seufert et al., 2012).

De plus, pour comprendre la diminution parfois spectaculaire de l’écart de rendement, il faut aussi considérer une autre raison, qui celle-là échappe complètement aux méta-analyses traditionnelles : la période de transition requise par les populations microbiennes pour s’adapter aux chocs causés par la conversion soudaine au bio, et aux nouvelles conditions physico-chimiques ainsi créées dans leur environnement, pour finalement atteindre un nouvel équilibre. En général, les auteurs s’entendent pour établir à 10 ans la durée nécessaire pour qu’un nouvel équilibre se soit établi dans l’écosystème sol/plante (Van Fassen et al., 1990; MacRae et al., 2007; Snapp et al., 2010; Delbridge et al., 2011). L’écart de rendement s’est complètement estompé avec les années lors d’une expérience de long terme (Schrama et al., 2018) : 13 % de moins de rendement en bio pour la durée totale de l’expérience, aucune différence à partir de la 10e saison, avec en plus une performance environnementale beaucoup plus positive pour le bio pour la durée complète de l’expérience. Ce rattrapage est observé autant en recherche que sur le terrain, rien à voir avec une « spéculation basée sur une espérance en de jours meilleurs pour le bio ». Bien que je comprenne aisément qu’il s’agisse d’une réalité qui vous échappe complètement, je réitère ici l’importance de considérer l’évolution flagrante observée dans les performances agronomiques et agroenvironnementales des entreprises bio au Québec ces dernières années.

Je ne suis pas doctrinaire et ne suis disciple d’aucun mode de production agricole. Je n’ai jamais justifié une opinion idéologique en sélectionnant les références qui appuieraient ma thèse. Mon avis d’agronome est basé autant sur la littérature scientifique que sur mes propres observations au champ. Il y a de toute façon une parfaite concordance entre les deux.

J’ai apprécié malgré tout cet échange entre professionnels inquiets de l’orientation de l’agriculture, mais je tenais d’abord à corriger ce que je pourrais appeler cordialement une mauvaise interprétation des publications scientifiques, tout en évitant de m’étendre sur des enjeux moins directement reliés au différend initial.

Pour ma part, je préfère garder la terre – et la tête – dans le champ.

Louis Robert, agronome

24 août 2021

Note. Épelucher une littérature scientifique qui finalement était hors sujet m'a pris 40 heures. À la différence de Louis Robert, j'ai consulté cette littérature avec un regard critique. Considérant l'ensemble de la littérature pertinente sur le sujet, il reste que les bénéfices présumés de l’agriculture biologique ne sont pas supportés par un cadre théorique valide concernant principalement l’homologation de ses intrants, au coeur de la certification biologique. Les données probantes, issues d'études empiriques parmi lesquelles Louis Robert ne retient que la marge avantageant l'agriculture biologique, montrent clairement que l'application de ce cadre théorique a des conséquences négatives sur l’environnement, en particulier en diluant une production agricole déjà trop extensive. L'adoption d'une certification biologique n'étant pas une stratégie agroenvironnementale éprouvée, il faut chercher des solutions ailleurs. Or, à ce jour, le levier le plus important pour réduire l'empreinte excessive de l'agriculture sur les territoires sauvages, tout comme celui pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, consiste à végétaliser les diètes (du moins dans les pays riches). Enfin, je suis d’avis que l’agroenvironnement est un sujet qui peut être abordé plus sereinement, en toute humilité et courtoisie, et même avec le sourire, ce que je fais volontiers lorsque l’occasion s’y prête avec les producteurs.trices (bio ou non), avec des collègues et étudiant.e.s et avec des activistes pour l’environnement. Malgré nos désaccords, je félicite Louis Robert pour le courage qu'il démontre dans ses interventions publiques. — Essi Parent

RÉFÉRENCES

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