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🔍 Peut-on nourrir la planète avec la permaculture?


Photo: AlĂ´snys, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

Une recherchiste de l'Ă©mission Moteur de recherche m'Ă©crit:

On a reçu une question du public: peut-on nourrir la planète avec la permaculture? Pouvez-vous y répondre?

↪ Écouter l'entrevue


Nourrir la planète est super complexe. Il y a de grands enjeux sociaux, économiques et politiques, mais si vous le voulez bien, je vais me concentrer sur l'aspect de la sécurité alimentaire, en visant à ce que tout le monde sur la planète puisse avoir accès à une alimentation en quantité et en qualité suffisante, en relation avec ses impacts écologiques. Pour ça, on a quelques variables sur lesquelles on peut jouer.

Notre console

Imaginons une console avec trois potentiomètres à glissière et deux écrans qui montre chacun un chiffre: l'écran en haut à gauche montre le nombre de personnes que l'on peut nourrir et, en haut à droite, le nombre de personnes à nourrir. Idéalement, on aimerait que ça balance pour n'échapper personne. Mais aujourd'hui, on produit des aliments pour nourrir convenablement 7000 M de personnes sur 7800 M. On a donc 800 M de personnes qui vivent de l'insécurité alimentaire[1]. On revient sur notre console. Sous ces chiffres on a 3 boutons à glissière (potentiomètres).

console

C'est la multiplication des valeurs de ces trois boutons qui va donner le nombre de personnes bien alimentées qui apparait en haut à gauche sur notre console. Bien sûr, on pourrait aussi avoir toutes sortes d'autres boutons, décliner tout ça en types d'aliments, dans différents biomes, dont la position de chacun aura des impacts sur l'environnement: occupation du territoire, émissions de GES, lessivage des fertilisants ou de pesticides, etc.

La permaculture

Avant de parler de la manière avec laquelle on va glisser ces boutons en s'orientant vers la permaculture, il faudrait d'abord définir ce que c'est. Ce qui n'est pas évident, parce que les personnes qui la défendent en parlent de différentes manières. Mais en général, on peut s'entendre à ce qu'il s'agit d'un ensemble de principes d'aménagement du territoire qui visent à produire des aliments en bénéficiant au mieux des relations biologiques (entre les êtres vivants) dans leur contexte particulier, et en limitant les intrants (semences, fertilisants, amendement et pesticides) aux produits dits “naturels” et en quantités minimales pour une meilleure autonomie. Des pratiques éprouvées utilisent le vivant autrement que les cultures elles-mêmes, comme intégrer au paysage agricole des bandes florales pour les pollinisateurs, des haies brise-vent, des aménagements de berges pour capter les effluents agricoles, etc. Mais la permaculture va aussi du côté de la pseudo-science comme se limiter aux produits naturels pour la fertilisation et les pesticides (il n'y a pas de distinction entre le “naturel” et le “chimique” en science), jusqu'à adopter des pratiques complètement extravagantes empruntées à la biodynamie (l'astrologie de l'agriculture), comme des rites sacrificiels sur des animaux de ferme pour capter des rayonnements cosmiques. On l'associe aussi à un mode de vie traditionnel et communautaire, le refus de la mécanisation et de la modernité, le retour à la terre, les mouvements small is beautiful, le wellness, des spiritualités, etc. Donc, ça couvre très large. C'est une des raisons pour lesquelles la permaculture est peu étudiée en sciences (autre que ses aspects sociaux et économiques), où l'on a besoin d'identifier précisément des interventions. Il y a aussi de la résistance dans le milieu de la permaculture envers la méthode scientifique, qui serait trop obtuse pour considérer ses dimensions holistiques: il faudrait plutôt passer par une “observation consciente”. Donc, il y a un peu de vrai, mais aussi de la pseudo-science, jusqu'à de l'anti-science.

Nourrir la planète ?

Ce qui ne nous empêche pas d'essayer de répondre à la question en prenant un petit détour. En 2017, des chercheurs se sont penchés sur la possibilité de nourrir la planète en mode biologique[3]. Grosso-modo, les auteurs concluaient que c'était possible, mais les rendements en bio étant moindres (moins 25%, mais pour des données observationnelles, moins 35%), à superficie cultivée égale (on semble avoir atteint le pique des terres cultivables, et ça risque de rapetisser avec les changements climatiques[4]) il faudrait végétaliser de manière importante nos diètes, en plus de diminuer les pertes alimentaires (et cultiver beaucoup de légumineuses, qui sont capables de fixer l'azote de l'atmosphère, bien qu'à un taux très inférieur à ceux des procédés industriels). Donc ce que ça dit sur notre console si on glisse le bouton du rendement vers le bas, il faudra compenser par une augmentation de l'efficacité de notre système agroalimentaire.

console-bio

En permaculture? Si on prend la permaculture comme du bio++, il faudrait s'attendre à jouer sur d'autres paramètres.

Aussi, il y avait un bouton caché sur ma console. Un bouton rouge.

console-population

⚠️ L'ordre de la réduction est arbitraire, basé sur le nombre approximatif de repas qui ne dépendent pas des fertilisants azotés synthétiques[6]

Donc on pourrait le faire. Mais vous connaissez la morale du film Le parc jurassique: c'est pas parce qu'on peut le faire qu'on doit le faire.

“Vos savants étaient si préoccupés par ce qu'ils pourraient faire ou non qu'ils ne se sont pas demandé s'ils en avaient le droit.” – Ian Malcolm

Parce que si vous vous souvenez bien, on a augmenté de beaucoup l'efficacité du système alimentaire pour se permettre de tendre vers le bio ou la permaculture… alors qu'on aurait pu nous en servir pour diminuer le bouton des surfaces cultivées, et profiter des surfaces libérées pour réensauvager la planète. C'est là que ça soulève des enjeux super intéressants.

Partager ou Ă©pargner?

Plusieurs scientifiques se demandent aujourd'hui s'il est préférable de partager le territoire avec la nature et y vivre en harmonie, donc de bio-diversifier les champs, ou bien lui laisser le plus possible de place en faisant bande à part en intensifiant la production tout en laissant le plus de place pour la nature sauvage[7].

console partager le territoire

Comment régler la question? En dressant des courbes de densité des espèces en fonction du rendement. Quelques espèces profitent des cultures, d'autres y cohabitent mais tolèrent mal les zones agricoles à haut rendement. Sauf exception, une biodiversité au champ accrue est composée d'espèces opportunistes (ne serait-ce que les mauvaises herbes et les insectes ravageurs), dont le statut de conservation n'est pas préoccupant. La grande majorité des espèces, et les plus fragiles d'entre elles, n'occupent que très peu, voire pas du tout les territoires dès qu'ils sont modifiés pour l'agriculture : ne serait-ce que des arbres ou les grands animaux. Donc la stratégie du partage du territoire avec la nature, visée en permaculture, est une bien pauvre stratégie de conservation[8].

Si on veut laisser davantage de place à la nature, on parlera plutôt du concept d'intensification écologique, donc intensifier l'agriculture dans l'intention de protéger et réensauvager, parce qu'il ne faudrait pas intensifier pour favoriser l'expansion urbaine ou rendre nos diètes moins efficaces (ce à quoi conduit l'intensification sans l'écologie). Il existe bien des manières d'intensifier les cultures, avec différents leviers technologiques, dont des leviers incompatibles avec la permaculture comme les biotechnologies, mais le levier le plus efficace se trouve moins au champ que... dans notre assiette[9]. Pour donner une idée, les protéines de soya prennent environ 80 fois moins d'espace que des protéines de boeuf, et encore plus si c'est du boeuf nourri à l'herbe [10]. Comme c'est le cas pour la santé, c'est moins la façon de produire les aliments qui impacte les écosystèmes que l'aliment en soit.

En conclusion

La permaculture fait beaucoup jaser dans l'espace public. Elle permet de vendre des produits, des ateliers de formation, des livres, des magazines, des émissions de télé et des idéologies de toutes sortes. Toutefois, la permaculture planétaire demanderait que des changements importants mais nécessaires dans l'efficacité du système agroalimentaire soient utilisés en vue de déployer une stratégie de conservation assez peu efficace, avec des conséquences potentiellement très graves sur la sécurité alimentaire. Des solutions éprouvées pour nourrir la planète sans la détruire existent. En démocratisant une agriculture moderne, écologiquement intensive, qui se passe au mieux de l'élevage, on serait en mesure de nourrir autour de 12 milliards de personnes de manière durable, tout en redonnant à la nature de grands territoires[11].

P.S. Le petit terrain de ma petite maison est aménagé en permaculture. Travailler avec la nature est tout à fait ok. Ce qu'il faut éviter est d'attribuer à la permaculture toutes sortes de vertus, par principe, sans prendre soin de vérifier si ça marche vraiment.

Liens

Pourquoi la permaculture ne fonctionne pas, selon… un ancien permaculteur.

Graham Strouts (2017). Permaculture or the cult of perma? Food and farm discussion lab. http://fafdl.org/blog/2017/04/28/the-cult-of-perma/

Une agriculture 100% bio serait un désastre écologique, selon le New Scientist.

Machael Le Page (2017). If we only ate organic it would be an environmental disaster. New Scientist. https://www.newscientist.com/article/2153272-if-we-only-ate-organic-it-would-be-an-environmental-disaster/

À propos du débat sur le partage et l'épargne du territoire.

Fred Pierce (2018). Sparing vs Sharing: The Great Debate Over How to Protect Nature. https://e360.yale.edu/features/sparing-vs-sharing-the-great-debate-over-how-to-protect-nature

Une vidéo de 3 minutes sur un chercheur qui met de côté les arguments narratifs pour donner une réponse quantitative au débat sur le partage et l'épargne du territoire.

Cambridge University (2016). Eureka Moments: Professor Andrew Balmford, https://www.youtube.com/watch?v=zTVC32Bfl-U

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#fr #agriculture

Références

  1. FAO, FIDA, OMS, PAM et UNICEF (2019). L’État de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde 2019. Se prémunir contre les ralentissements et les fléchissements économiques. Rome, FAO. http://www.fao.org/3/ca5162fr/ca5162fr.pdf ↩︎

  2. Hannah Ritchie and Max Roser (2019) – Land Use. Published online at OurWorldInData.org. https://ourworldindata.org/grapher/land-use-over-the-long-term ↩︎

  3. Adrian Muller et al. (2017). Strategies for feeding the world more sustainably with organic agriculture. Nature communications (8). https://www.nature.com/articles/s41467-017-01410-w ↩︎

  4. IPCC (2020). Climate Change and Land: An IPCC Special Report on climate change, desertification, land degradation, sustainable land management, food security, and greenhouse gas fluxes in terrestrial ecosystems. https://www.ipcc.ch/srccl/chapter/summary-for-policymakers/ ↩︎

  5. Venter, O. Et al. (2006). Threats to Endangered Species in Canada. BioScience, 56(11), 903–910. https://doi.org/10.1641/0006-3568(2006)56[903:TTESIC]2.0.CO;2 ↩︎

  6. Hannah Ritchie (2017). How many people does synthetic fertilizer feed? Published online at OurWorldInData.org. https://ourworldindata.org/how-many-people-does-synthetic-fertilizer-feed ↩︎

  7. Cet article sur Yale 360 en présente une synthèse bien documentée. Fred Pierce (2018). Sparing vs Sharing: The Great Debate Over How to Protect Nature. https://e360.yale.edu/features/sparing-vs-sharing-the-great-debate-over-how-to-protect-nature ↩︎

  8. Claire Fenuik et al. (2019), Land sparing to make space for species dependent on natural habitats and high nature value farmland. Proceeding of the royal society B: Biological sciences. https://royalsocietypublishing.org/doi/10.1098/rspb.2019.1483 ↩︎

  9. West, P. C. et al. (2014). Leverage points for improving global food security and the environment. Science, 345(6194), 325–328. https://doi.org/10.1126/science.1246067 ↩︎

  10. Poore, J., & Nemecek, T. (2018). Reducing food’s environmental impacts through producers and consumers. Science. https://doi.org/10.1126/science.aaq0216 ↩︎

  11. Calcul très simplifié selon les approximations de West et al. (2014). Population mondiale: 7800 M. Faim 800 M. Population bien alimentée: 7000 M. 7000 M (actuel) + 850 M (améliorer les rendements) + 400 M (diminuer les pertes) + 4000 M (végétaliser les diètes) = 12 250 M. ↩︎