Leurs yeux sont parmi nous
Une nouvelle de Philip K. Dick
Avertissement Le texte original de cette nouvelle est paru dans la revue Science Fiction Stories en 1953.
Elle figure dans le projet Gutenberg sous la licence Gutenberg project. Un avertissement précise qu'après de sérieuses recherches on n’a trouvé aucune preuve que le copyright pour les USA ait été renouvelé.
Une traduction en français par Alain Dorémieux existe dans un recueil de nouvelles intitulé Derrière la porte, en collection : Présence du Futur, n° 481 (Denoël, décembre 1988). La traduction que je propose ici est entièrement différente.
C’est tout à fait par hasard que j’ai découvert l’incroyable invasion de la Terre par des formes de vie venues d’une autre planète.
Pour l’instant, je n’ai encore rien fait. Je ne sais pas comment réagir. J’ai écrit au gouvernement, et ils m’ont répondu en m’envoyant une brochure exposant la nécessité d’entretenir et de faire réparer la charpente de ma maison. Quoi qu’il en soit, les choses sont maintenant connues, je ne suis pas le seul à avoir découvert la vérité. Peut-être même que tout est sous contrôle.
J’étais tranquillement installé dans mon fauteuil et je tournais distraitement les pages d’un roman que quelqu’un avait laissé dans le bus, quand je suis tombé sur une phrase qui m’a mis sur la piste. Pendant une petite minute je n’ai pas réagi. Il m’a fallu quelques instants pour digérer l’idée. Mais ensuite j’ai trouvé bizarre de n’avoir rien remarqué tout de suite. La phrase faisait clairement allusion à des facultés incroyables qui ne pouvaient être celles d’habitants de la planète Terre. Plutôt des êtres, je me hâte de le souligner, qui habituellement se faisaient passer pour des êtres humains ordinaires. Leur déguisement, cependant, était transparent pour qui savait comprendre les observations effectuées par le narrateur. Il était évident que l’auteur savait tout – savait tout mais faisait comme si de rien n’était. La phrase (et je tremble encore rien que d’y penser à nouveau) disait :
Ses yeux parcoururent lentement la pièce
Je fus parcouru de frissons. J’essayai de me représenter les yeux. Est-ce qu’ils roulaient comme des billes ? Le passage ne le disait pas. Ils paraissaient se déplacer dans l’espace, sans contact avec le sol. Assez rapidement, semblait-il. Aucun des protagonistes du récit ne semblait s’en inquiéter. C’est ce qui m’a mis la puce à l’oreille. Pas le moindre signe d’étonnement face à une telle incongruité. Plus loin le phénomène prenait de l’ampleur :
Ses yeux allaient d’une personne à l’autre
On ne pouvait mieux dire : les yeux étaient clairement devenus des entités indépendantes du reste de sa personne et agissaient de façon autonome. Mon cœur battait à tout rompre et j’avais l’impression de ne plus pouvoir respirer. J’étais tombé sur une mention accidentelle d’une race totalement inconnue. De toute évidence non-terrestre. Pourtant, pour les personnages du récit, tout était parfaitement naturel – ce qui suggère qu’ils appartenaient à la même espèce.
Et l’auteur ? Un doute commençait à me ronger la cervelle. L’auteur parlait bien trop tranquillement du phénomène. À l’évidence, c’était pour lui quelque chose de tout à fait habituel. Il ne faisait aucun effort particulier pour dissimuler la vérité. Le récit continuait ainsi :
… à ce moment ses yeux se fixèrent sur Julia.
Julia, un personnage féminin, avait au moins le bon goût de s’en indigner. Elle rougissait et fronçait les sourcils avec irritation, disait la description. En lisant cela, je soupirai de soulagement. Ce n’était donc pas tous des extra-terrestres ! Mais la phrase suivante disait :
… lentement et calmement, ses yeux la parcoururent des pieds à la tête.
Nom d’un chien ! – mais à ce point la jeune femme tournait les talons et l’épisode s’arrêtait là. J’étais prostré sur mon fauteuil, pétrifié d’horreur. Ma femme et les enfants me regardaient médusés. — Quelque chose ne va pas, mon chéri ? me demanda mon épouse. Je ne pouvais rien lui dire. Une telle révélation aurait été trop forte pour le commun des mortels. Je devais garder ça pour moi. « Non, rien », balbutiai-je. Je bondis sur mes pieds, m’emparai du livre et quittai précipitamment la pièce.
Dans le garage, je poursuivis la lecture. Les choses empiraient. Tout tremblant, je lus le passage suivant :
… il passa le bras autour des épaules de Julia. Elle lui demanda aussitôt d’enlever son bras. Il le fit immédiatement avec un sourire.
On ne disait pas ce qu’était devenu le bras après que la créature l’avait enlevé. Peut-être qu’il flottait là tout seul dressé dans un coin de la pièce. Ou peut-être qu’on l’avait jeté, peu m’importait. En tous cas, tout cela devenait très clair et me frappait comme un coup de poing au milieu du visage.
C’était donc une race de créatures capables de s’enlever des parties de leur anatomie à volonté. Des yeux, des bras et peut-être davantage encore, en un clin d’œil. Mes connaissances en biologie me furent d’une aide précieuse. De toute évidence, il s'agissait d’êtres simples, unicellulaires, des sortes d’entités primitives à cellules uniques. Des êtres pas plus développés que les étoiles de mer. Vous savez sûrement que les étoiles de mer peuvent faire des trucs comme ça.
Je poursuivis ma lecture. J’en arrivai alors à la plus incroyable révélation, énoncée de sang-froid par l’auteur, sans le moindre frisson :
À l’entrée du cinéma, nous nous séparâmes. Une partie d’entre nous y entra, l’autre se rendit au restaurant pour dîner.
La fission binaire, évidemment. Se scinder en deux et former deux entités. Probablement que chaque moitié inférieure est allée au restaurant, qui était situé plus loin, et que les moitiés supérieures allaient voir le film. Je lisais encore, les mains tremblantes. J’étais vraiment tombé sur une chose énorme. Mon esprit chancela en parcourant ce passage :
… Je crains qu’il n’y ait aucun doute à ce sujet. Ce pauvre Barney a de nouveau perdu la tête.
et juste après :
… et Bob dit qu’il n’avait rien dans le ventre.
Pourtant Barney dans l’histoire se déplaçait comme les autres. Un autre personnage, toutefois, était tout aussi étrange. Il était décrit ainsi :
… il n’avait absolument rien dans le crâne.
Le doute n’était plus permis dans l’épisode suivant : Julia, que j’avais prise pour un personnage humain normal, se révélait être elle aussi une forme de vie extraterrestre, comme les autres :
… tout à fait délibérément, Julia avait donné son cœur au jeune homme.
Là encore, pas moyen de savoir où était passé cet organe, mais ça m’était égal. Il était évident que Julia suivait simplement les mœurs de tous les autres personnages. Sans cœur ni bras, ni yeux, ni cerveau ni boyaux, pratiquant la scission quand les circonstances l’imposaient. Sans se troubler.
… alors elle lui donna la main.
J’en étais malade. Ce salopard avait maintenant sa main comme son cœur. Je frissonnai de dégoût en pensant à ce qu’il pouvait en faire.
… il lui prit le bras.
Ne pouvant attendre plus longtemps, il avait commencé à la démembrer complètement. Écarlate, je refermai le livre et bondis sur mes pieds. Mais pas assez vite pour échapper à cette dernière vision des organes autonomes dont les errements m’avaient mis sur la piste :
Ses yeux le suivirent longtemps tandis qu’il s’éloignait sur la route qui traversait la prairie.
Je me ruai hors du garage et me réfugiai dans la chaleur de la maison, comme si ces choses maudites me suivaient sans cesse. Ma femme et les enfants jouaient au Monopoly dans la cuisine. Je me joignis à eux et jouai passionnément, avec un enthousiasme fébrile, en claquant des dents.
J’en avais plus qu’assez de cette histoire. Je ne voulais plus en entendre parler. Qu’ils viennent, après tout, qu’ils viennent envahir la Terre. Je ne veux surtout pas me mêler de ça.
De toutes façons je n’ai pas les couilles pour ça.
Image d’illustration : collage réalisé par des élèves en cours d’arts plastiques, au collège René Cassin à Tarascon