Ne pas capituler

Capitalisme 3.0

Quelque chose a basculé dans l’architecture du pouvoir mondial. Ce n’est pas seulement le retour de Trump à la Maison Blanche qui marque ce tournant historique, mais bien la convergence spectaculaire entre les titans de la Silicon Valley et une nouvelle forme de gouvernance qui puise ses racines dans les fantasmes les plus sombres du néo-féodalisme. En septembre 2025, lorsque Trump a réuni autour de sa table 33 leaders technologiques, incluant Zuckerberg, Tim Cook et Sam Altman, avec 13 milliardaires présents dans ce qui fut décrit comme l’un des rassemblements les plus riches de l’histoire de la Maison Blanche, ce n’était pas une simple réunion d’affaires, mais la consécration officielle d’un projet qui se tramait depuis des décennies...

Au cœur de cette révolution silencieuse, la figure intellectuelle de Curtis Yarvin, alias Mencius Moldbug, un penseur néo-réactionnaire qui voit dans le libéralisme démocratique une forme de totalitarisme de type Matrix et rêve de le remplacer par une techno-monarchie. Ce type effreyant n’est pas un marginal isolé ; il a l’oreille du vice-président JD Vance et influence une constellation d’investisseurs proéminents de la Silicon Valley. Dans le monde post-démocratique qu’il fantasme, les États seraient remplacées par des entreprises souveraines…

L’historien Quinn Slobodian, dans son ouvrage magistral, Le capitalisme de l’apocalypse, révèle que cette vision n’est pas nouvelle. Dans les années 1920, des économistes comme Ludwig von Mises et Friedrich Hayek théorisaient déjà la nécessité de protéger le capitalisme de la démocratie, craignant que les majorités populaires ne viennent limiter par leur vote la liberté absolue des marchés. Aujourd’hui, leur rêve prend forme concrète à travers un archipel global de zones d’exception : plus de 5 400 zones économiques spéciales, paradis fiscaux, ports francs et enclaves fermées où les taxes sont minimales, les réglementations gouvernementales évisérées, et où les lois du travail ne rappellent qu’un mauvais souvenir. Plus de 1 000 de ces zones sont apparues au cours de la dernière décennie, perçant des trous dans le tissu des États-nations pour laisser émerger les linéaments d’une société future sans État.

Le projet des “Freedom Cities” de Trump représente la dernière incarnation de cette logique. Ces nouvelles villes charter sur des terres fédérales ne sont pas de simples projets immobiliers ; elles constituent, selon les analystes, un indicateur clair de la volonté de vendre le pays aux bienfaiteurs d’extrême droite de la Silicon Valley. Des investisseurs tech promeuvent même le Groenland comme site pour une utopie libertarienne avec une régulation corporative minimale, suivant le modèle de Próspera au Honduras, devenu une mecque pour des expériences de thérapie génique non régulées.

Cette géographie fracturée du pouvoir s’inspire du modèle de Hong Kong, que Milton Friedman voyait comme une véritable vision de l’avenir : un hub financier dynamique libéré des contraintes démocratiques, miniaturisé et débarrassé de ses contradictions internes, transformé en modèle mobile détaché du lieu et prêt à être répliqué partout dans le monde. Le mouvement “Network State” de Balaji Srinivasan pousse cette logique à son paroxysme, cherchant à former une collection de villes charter détenues par des entreprises que la notion de “régulation” fait pouffer.

Dans ce nouveau monde, la technologie devient l’instrument privilégié d’une surveillance continue, présentée non comme une atteinte à la liberté mais comme une garantie de sécurité et de stabilité, d’un contrôle qui échappe à toute régulation démocratique et et au service du seul grand capital. Comment ça marche ? Les citoyens y sont reconfigurés comme des points de données, leurs comportements constamment monitorés, analysés et orientés par des systèmes d’IA qui optimisent la productivité et la conformité. Les réseaux de capteurs, la reconnaissance faciale et les bases de données massives : des miradors et des barbelés 2.0. Naturellement, cette architecture repose sur une hyper-efficience économique où la logique du profit est poussée à son extrême, avec des marchés automatisés qui décident en temps réel de la valeur des biens, des services et même des individus. Les mécanismes de crédit social, les prix dynamiques et les contrats intelligents remplacent progressivement les institutions juridiques classiques, soumettant les relations humaines à des calculs d’efficacité pure. Quant à la politique, elle est remplacée par l’ingénierie sociale. Les faits de résistance ? Des bugs à corriger… La démocratie formelle — élections, parlementarisme, libertés civiles ? Juste une façade décorative. Les décisions réelles sont prises par des algorithmes qui traduisent les objectifs économiques en politiques publiques, tandis que la participation citoyenne se réduit à des interactions superficielles avec des interfaces numériques.

Ce néo-féodalisme technologique, avec sa perte d’espace public et son sentiment dominant d’enfermement dans des relations d’expropriation dont il n’y a pas d’échappatoire, représente l’aboutissement d’un capitalisme qui n’a plus besoin même de l’apparence d’un État pour s’imposer. Réseaux, protocoles, puissance brute des infrastructures technologiques suffisent… Et si la démocratie demeure, elle n’est seulement maintenue que pour apaiser les exigences de légitimité tout en laissant les véritables leviers de décision aux mains d’une oligarchie numérique…

Le monde qui vient n’est donc pas simplement une dystopie épouvantable. C’est la redéfinition profonde du pouvoir, voire de la condition humaine elle-même. C’est l’émergence d’un monde où la liberté se réduit à choisir entre des options prédéfinies par des algorithmes, où chaque catastrophe devient une opportunité de substituer un peu plus de marché à ce qui reste de société, et où la fantaisie la plus folle de ces tarés multi-milliardaires est d’étouffer définitivement toute démocratie et de règner depuis leurs forteresses numériques sur un monde fragmenté en mille fiefs privatisés.

Vous avez aimé le Moyen-Âge ? Vous allez adorer le XXIème siècle…