Ne pas capituler

Déluge iconique & prison d'images

Que reste-t-il du regard quand l'image s'est émancipée de l'œil ? demandait Annie Le Brun…

Nous habitons désormais une prison d'images. Non pas une prison aux murs visibles, aux barreaux identifiables, mais un labyrinthe transparent fait de milliards de surfaces réfléchissantes qui nous renvoient sans cesse notre propre image déformée, optimisée, algorithimisée. En cette année 2025, alors que l'intelligence artificielle génère en quelques secondes plus d'images que l'humanité n'en a produit durant des millénaires, une question s'impose avec une urgence inédite : que devient le regard humain quand l'image s'est émancipée de l'œil qui la contemple ?

Il fut un temps – appelons-le l'âge de l'innocence optique – où le regard se posait sur les choses avec la souveraineté tranquille du sujet contemplant son objet. L'œil était le prince de la perception, organisant le monde visible selon les lois de la perspective, cette invention renaissante qui avait fait de l'homme le centre géométrique de l'univers visible. Mais voici que s'est produite une révolution copernicienne du regard : l'œil n'est plus celui qui voit mais celui qui est vu, tracké, analysé, quantifié. Le tracking pixel, ce garde-chiourme invisible de nos sociétés de surveillance, s'est glissé derrière notre regard pour en faire l'objet d'une observation permanente.

Cette inversion n'est pas qu'une curiosité technique. Elle marque l'avènement d'un nouveau régime scopique où la vision elle-même est devenue donnée exploitable. Chaque mouvement oculaire, chaque pause du regard, chaque accélération du scrolling est enregistré, analysé, monétisé. Nous croyons regarder des images ; en réalité, ce sont elles qui nous regardent, qui nous scannent, qui extraient de notre attention la matière première de l'économie numérique. Le panoptique foucaldien apparaît rétrospectivement comme un dispositif presque artisanal face à cette architecture de surveillance distribuée où chacun est simultanément surveillant et surveillé, voyeur et vu, dans une réversibilité perpétuelle qui dissout toute position stable d'observation.

Walter Benjamin, analysant l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, avait identifié la perte de l'aura comme prix à payer pour la démocratisation de l'accès aux images. Mais ce que Benjamin ne pouvait prévoir, c'est que la reproduction céderait place à quelque chose de bien plus radical : la distribution. Car si la reproduction concernait encore le contenu formel de l'image – on reproduisait quelque chose –, la distribution s'en moque éperdument. L'image distribuée n'est plus qu'un quantum de visibilité, une unité de circulation dont la valeur se mesure exclusivement en métriques d'engagement.

Cette mutation a des conséquences vertigineuses. L'image n'est plus ce qui montre mais ce qui circule. Sa raison d'être s'est déplacée de la représentation vers la distribution, du contenu vers le flux. Les milliards d'images qui déferlent chaque jour sur nos écrans ne visent plus à montrer quoi que ce soit ; elles n'existent que pour maintenir en mouvement la gigantesque machine distributive qui a fait de notre attention sa principale ressource. Annie Le Brun avait vu juste en parlant d'une “entreprise d'occupation visuelle” : il ne s'agit plus de nous montrer le monde mais de saturer notre capacité de voir pour mieux la capturer.

Dans cette économie de la distribution, le selfie occupe une place particulière. Il représente le moment parfait où le sujet devient l'agent enthousiaste de sa propre transformation en image distribuable. Face à la caméra frontale du smartphone – cet œil retourné qui nous scrute autant qu'il nous capte –, nous performons quotidiennement le rituel de notre auto-objectivation. Le selfie n'est pas l'expression narcissique d'une individualité triomphante mais le symptôme d'une servitude volontaire où chacun devient le producteur docile de sa propre image-marchandise.

Cette “smart colonization” dont nous sommes à la fois les victimes et les complices ne procède pas par la violence mais par la séduction. Elle ne nous écrase pas ; elle nous flatte. Elle ne nous contraint pas ; elle nous facilite. Elle transforme chaque geste d'apparente liberté expressive en consolidation des mécanismes qui nous asservissent. Le colonisé devient ainsi le promoteur zélé de sa propre colonisation, transformant son intimité en spectacle, son visage en surface d'affichage, son regard en point de données.

Face à ce déluge iconique, notre imagination – cette faculté que Günther Anders considérait comme notre dernier recours contre l'emprise technologique – se trouve paradoxalement asséchée. Comment imaginer quand les images préfabriquées saturent l'espace mental ? Comment rêver quand les algorithmes anticipent et formatent nos désirs visuels ? L'accumulation infinie d'images, loin d'enrichir notre vie imaginative, l'appauvrit en occupant tous les espaces où pourrait germer l'image mentale, personnelle, singulière.

Ce qui se joue ici dépasse la simple question esthétique. Comme le suggérait Victor Hugo en 1851, chaque époque doit identifier ce qu'il faut sauver en priorité. Si Hugo criait “Sauvons la liberté !”, notre époque devrait peut-être proclamer : “Sauvons l'imagination !” Car sans cette capacité à produire des images intérieures, à projeter des mondes possibles, à visualiser l'autrement, nous sommes condamnés à la répétition infinie du même, à ce recyclage perpétuel qui fait que le monde devient, image après image, “de plus en plus semblable à lui-même”.

Comment, dans ces conditions, maintenir vivante la possibilité d'un regard qui ne soit pas pré-formaté, pré-conditionné, pré-digéré ? Comment cultiver ce que Bergson appelait “l'attention à la vie”, cette disponibilité fondamentale qui permet de voir vraiment ce qui est là ?

Nous vivons un moment historique comparable à celui de la Renaissance, mais inversé. Là où l'invention de la perspective avait ouvert l'espace visuel vers l'infini, créant les conditions d'une exploration du monde et de l'imagination, la distribution numérique referme l'horizon, nous enfermant dans une boucle de répétition et d'auto-référentialité. Les milliards d'images qui circulent ne nous emmènent nulle part ; elles tournent sur elles-mêmes dans une ronde stérile qui épuise notre capacité de projection.

Et pourtant, des brèches existent. Dans les marges du système, dans ses angles morts, dans ses bugs et ses latences, quelque chose d'autre peut encore advenir. Des artistes créent des images qui font dérailler les algorithmes de reconnaissance. Des communautés développent des pratiques visuelles alternatives, lentes, contemplatives, participatives. Des individus maintiennent des journaux du regard où ils consignent non pas leurs selfies mais leurs émerveillements.

La partie n'est pas jouée. Si les dés semblent jetés, comme le suggère le tracking permanent de nos comportements visuels, l'histoire nous enseigne que les systèmes les plus totalisants portent en eux les germes de leur dépassement. La saturation même du régime distributif, son absurdité croissante, sa déconnexion toujours plus flagrante avec l'expérience vécue, pourraient bien finir par provoquer un sursaut, un réveil, une insurrection du regard.

Ce qui est en jeu, ultimement, c'est la possibilité de maintenir une relation signifiante au visible dans un monde qui tend à transformer toute image en donnée, tout regard en comportement quantifiable, toute beauté en métrique d'engagement. Cette bataille pour le regard est aussi une bataille pour l'imagination, pour la liberté, pour la possibilité même de concevoir d'autres mondes.

L'enjeu n'est pas de revenir à un âge d'or mythique de la contemplation pure, mais d'inventer de nouvelles formes d'attention qui sachent naviguer dans l'abondance sans s'y noyer, qui sachent utiliser les technologies sans se laisser instrumentaliser par elles, qui sachent voir au-delà du visible immédiat pour maintenir ouverte la dimension de l'invisible, de l'imaginaire, du possible.

En 2025, alors que l'intelligence artificielle génère des images plus vraies que nature, que les deepfakes brouillent la frontière entre réel et simulacre, que les métavers promettent des univers visuels infinis, la question du regard devient cruciale. Non pas : que voyons-nous ? Mais : comment voyons-nous ? Qui voit en nous quand nous croyons voir ? Et surtout : comment préserver cette étincelle de liberté perceptive qui fait que, parfois, malgré tout, la beauté nous saisit et nous transforme ?

Le combat pour le regard est un combat nécessaire. Dans un monde où les images sont devenues les principaux vecteurs de la réification algorithmique, où notre attention est la nouvelle matière première du capitalisme de surveillance, où notre capacité même de voir est colonisée par des dispositifs qui voient à travers nous, maintenir vivante la possibilité d'un regard libre, créatif, insoumis, devient un acte de résistance fondamental.

Peut-être est-ce là, dans cette résistance quotidienne, dans ces micro-pratiques de liberté visuelle, dans ces moments volés à la machine distributive, que se joue l'essentiel : la survie de notre humanité dans un monde d'images qui menace de nous engloutir. Car si nous perdons la capacité de vraiment voir – non pas de scanner, de scroller, de liker, mais de voir avec cette attention profonde qui laisse l'image nous toucher et nous transformer –, nous perdons bien plus qu'une faculté perceptive. Nous perdons la possibilité même d'imaginer que le monde pourrait être autrement.