Ne pas capituler

IA et risque existentiel #2

L’idée d’une rupture anthropologique provoquée par l’intelligence artificielle générale s’est imposée comme l’un des grands récits de notre époque. Cette rupture désignerait un changement si radical qu’il remettrait en question les définitions mêmes de l’humanité – nos capacités cognitives, notre rapport au travail, à la créativité, au sens, et même notre place dans l’ordre du vivant. L’IAG, en égalant puis dépassant potentiellement l’intelligence humaine dans tous les domaines, ne se contenterait pas d’automatiser des tâches spécifiques mais transformerait fondamentalement ce que signifie être humain. Les machines deviendraient nos égales intellectuelles, puis nos supérieures, soulevant des questions ontologiques vertigineuses sur ce qui resterait de spécifiquement humain une fois notre monopole sur l’intelligence brisé.

Cette transformation, nous dit-on, se distinguerait de toutes les révolutions précédentes par sa compression temporelle extrême. Contrairement à l’agriculture ou à l’industrialisation qui se sont étalées sur des siècles, la révolution de l’IA se produirait en quelques décennies, voire moins, créant une urgence sans précédent pour repenser nos institutions, nos systèmes éducatifs, nos structures sociales. Les implications économiques seraient totales, remettant en cause le concept même de travail qui structure nos sociétés depuis des millénaires. Les dimensions spirituelles et existentielles ne seraient pas épargnées, nos croyances sur l’âme, l’esprit et la transcendance devenant obsolètes face à une intelligence devenue reproductible…

Pourtant, ce narratif de l’urgence et de la rupture imminente relève du bullshit. Car le récit de compression temporelle et de transformation radicale n’est-il pas lui-même un artefact idéologique, une construction qui sert des intérêts précis plutôt qu’une description objective de la réalité ?

Quand on examine les faits avec distance, la prétendue accélération révèle sa nature construite. Les réseaux de neurones datent des années 1950, les transformers ont été inventés en 2017, et ce que nous appelons révolution n’est qu’une accumulation progressive de développements étalés sur des décennies, habilement présentée comme une rupture soudaine pour des raisons essentiellement marketing. L’IA provoque certes des transformations sociales réelles – automatisation de certains emplois, modification des pratiques d’écriture, surveillance algorithmique accrue – mais ces changements ne sont pas qualitativement différents de ceux provoqués par l’électricité ou Internet.

L’histoire nous enseigne que chaque époque s’est crue au seuil de la transformation ultime. Les contemporains de la machine à vapeur, de l’électricité, de l’énergie atomique ont tous pensé vivre LE moment décisif de l’histoire humaine. Cette croyance récurrente en notre exceptionnalité historique devrait donc nous alerter sur la nature fantasmagorique de ces récits. L’imprimerie, souvent citée comme exemple de révolution technologique rapide, a en réalité mis des siècles à transformer profondément les sociétés européennes. La coévolution entre l’humain et ses techniques s’est toujours faite sur le temps long, non dans la rupture brutale que fantasment les prophètes technologiques…

L’idée que l’IA produirait une transformation instantanée et totale relève du même imaginaire apocalyptique et messianique qui structure le fantasme de l’IAG : la singularité, le point de basculement, le “avant/après” radical. Une dramaturgie temporelle qui n’est pas neutre, mais qui sert des intérêts précis en créant une urgence artificielle qui court-circuite la délibération démocratique, imposant des choix technologiques comme inévitables plutôt que comme résultant de décisions politiques contestables.

Le véritable enjeu n’est donc pas de se préparer à une rupture anthropologique imminente qui n’adviendra probablement pas sous cette forme dramatique, mais de reprendre le contrôle du temps, de refuser l’urgence artificielle pour penser sereinement et démocratiquement les usages de ces technologies. Nous avons probablement plus de temps que le récit dominant ne le suggère pour réfléchir collectivement à ces transformations. La question n’est pas de savoir comment survivre à une révolution technologique inéluctable, mais de décider politiquement quel rapport nous voulons entretenir avec les outils que nous développons. C’est un enjeu social, non de survie de l’espèce.​​​​​​​​​​​​​​​​