IA – Pour une pédagogie de la résistance créative
Notre époque assiste à un phénomène sans précédent dans l’histoire humaine : l’extériorisation massive de nos capacités cognitives dans des systèmes computationnels. Comme l’artisan du XIXe siècle voyait son savoir-faire incorporé dans la machine industrielle, nous voyons aujourd’hui nos savoir-penser – capacités d’analyse, de synthèse, de création – reproduits et automatisés par des algorithmes. Cette réification numérique, pour reprendre le concept que Bernard Stiegler a analysé, ne se contente pas d’objectiver nos processus mentaux ; elle les recompose selon des logiques qui échappent largement à notre contrôle, créant ce qu’on pourrait appeler une prolétarisation cognitive généralisée.
Face à ce défi civilisationnel, la réponse ne peut être ni le refus technophobe ni l’adoption enthousiaste et naïve. La question n’est pas de savoir si nous devons utiliser ces outils – ils sont déjà là, tissés dans la trame de notre quotidien – mais comment développer avec eux un rapport qui préserve et même amplifie notre autonomie intellectuelle. C’est ici que l’image de l’artisan devient éclairante, non pas comme nostalgie d’un âge d’or révolu, mais comme modèle d’un rapport maîtrisé à l’outil. L’artisan connaît intimement son matériau, ses résistances, ses possibilités ; il ne se laisse pas dicter son geste par l’outil mais plie celui-ci à son intention créatrice. Transposée à notre rapport avec l’IA, cette posture artisanale dessine les contours d’une pédagogie radicalement nouvelle.
Cette pédagogie de la résistance créative repose sur un paradoxe apparent : c’est en utilisant l’IA de manière intensément réflexive qu’on peut échapper à son emprise aliénante. Il ne s’agit pas de limiter l’usage mais de le ritualiser, de le conscientiser, de le transformer en pratique véritablement spirituelle au sens où elle engage l’esprit dans sa totalité. Chaque interaction avec l’IA devrait commencer par un moment d’explicitation manuscrite de l’intention, se poursuivre par un dialogue où l’humain reste le maître du questionnement, et se conclure par une synthèse personnelle qui métabolise l’échange sans s’y réduire. Cette triple temporalité – préparation, confrontation, intégration – transforme l’usage consumériste en pratique initiatique.
L’enjeu dépasse largement la question individuelle pour toucher au cœur de ce qu’on pourrait appeler l’écologie cognitive de nos sociétés. De même qu’un écosystème naturel a besoin de biodiversité pour rester résilient, notre écosystème cognitif collectif nécessite le maintien d’une multiplicité de modes de pensée. La pensée incarnée qui naît de la marche ou de l’écriture manuscrite, la pensée collective qui émerge de la conversation, la pensée algorithmiquement assistée qui explore rapidement de vastes territoires conceptuels – toutes doivent coexister sans que l’une écrase les autres. Cette biodiversité cognitive n’est pas un luxe intellectuel mais une nécessité vitale pour maintenir notre capacité collective à affronter l’imprévisible, à créer de véritables nouveautés, à résister aux diverses formes de capture mentale que notre époque multiplie.
La sanctuarisation de certains espaces-temps devient alors un acte de résistance politique autant que cognitive. Créer des zones où le temps long reste possible, où l’errance intellectuelle est permise, où le silence existe encore – voilà qui relève désormais d’une forme de militantisme cognitif. Ces sanctuaires ne sont pas des musées de la pensée pré-numérique mais des laboratoires où s’inventent les formes hybrides de demain, des ateliers où se forge l’alliance entre l’ancien et le nouveau. Car l’innovation véritable dans notre rapport à l’IA ne viendra probablement pas des laboratoires de recherche en intelligence artificielle, mais de ces marges créatives où des praticiens patients explorent, jour après jour, les possibilités d’une augmentation véritablement émancipatrice.
Cette augmentation émancipatrice se distingue radicalement de l’augmentation aliénante que promeuvent les discours technophiles naïfs. Là où cette dernière substitue progressivement nos capacités par des automatismes, court-circuite nos processus de pensée et nous rend dépendants de suggestions algorithmiques, l’augmentation émancipatrice utilise l’IA comme instrument de révélation de nos propres processus cognitifs, comme partenaire de confrontation dialectique qui nous force à expliciter et affiner notre pensée, comme amplificateur de notre capacité critique plutôt que comme son substitut. La différence est celle qui sépare la béquille, qui affaiblit le membre qu’elle soutient, de l’haltère, qui renforce le muscle qu’elle fait travailler.
Les règles strictes qui doivent gouverner cette pratique ne sont pas des interdits moralisateurs mais des protocoles d’entraînement cognitif. La règle du dialogue socratique inversé, où l’on utilise l’IA pour contester systématiquement nos positions jusqu’à les rendre véritablement robustes ; la règle de la double écriture, où chaque session est suivie d’une synthèse manuscrite sans recours à l’outil ; la règle du jeûne régulier, où des périodes d’usage intensif alternent avec des temps de métabolisation silencieuse ; la règle de la cartographie des ignorances, où l’IA sert moins à obtenir des réponses qu’à révéler l’étendue de ce que nous ne savons pas – toutes ces pratiques transforment l’outil de prothèse cognitive en instrument de développement intellectuel.
L’urgence d’une telle pédagogie se fait particulièrement sentir dans les contextes éducatifs, où une génération entière risque de grandir sans jamais avoir expérimenté la pensée non assistée, comme ces enfants qui apprennent à écrire sur clavier avant de maîtriser le geste manuscrit. Il ne s’agit pas de priver les jeunes des outils numériques – entreprise aussi vaine que néfaste – mais de leur transmettre les gestes, les rituels, les disciplines qui permettent d’user de ces outils sans être usé par eux. Cela suppose de former des enseignants qui soient eux-mêmes des artisans cognitifs, capables non seulement d’utiliser l’IA mais de réfléchir sur cet usage, de le problématiser, de le ritualiser.
Au fond, ce qui se joue dans notre rapport à l’IA n’est rien de moins que la possibilité de rester les auteurs de nos propres existences dans un monde saturé d’intelligences artificielles. Cette authorship ne se mesure pas à notre capacité à nous passer de toute assistance technique – posture aussi illusoire que contre-productive – mais à notre capacité à maintenir une distance critique, une maîtrise artisanale, une conscience aiguë des processus en jeu. C’est dans la tension maintenue entre l’ancien et le nouveau, entre la pensée incarnée et ses extensions algorithmiques, entre la lenteur méditative et l’accélération exploratoire, que réside notre plus grande chance non seulement de survivre cognitivement à cette révolution, mais d’en faire émerger des formes de pensée et d’existence véritablement nouvelles.
La véritable innovation pédagogique consisterait alors à enseigner non pas l’usage de l’IA – qui sera de toute façon obsolète demain – mais l’art de maintenir vivante cette tension créatrice, cette distance artisanale, cette biodiversité cognitive sans laquelle nous risquons de devenir, selon le mot prophétique de Günther Anders, les “antiquités de demain”, obsolètes dans le monde même que nous avons créé. L’enjeu n’est pas technique mais existentiel, non pas instrumental mais civilisationnel. Il en va de notre capacité collective à rester humains, c’est-à-dire capables de penser, de créer, de résister, dans un monde qui tend de plus en plus à penser, créer et décider à notre place.