Ne pas capituler

La guerre mondiale qui vient

Nous sommes entrés dans une période où la guerre mondiale n’est plus une abstraction théorique mais une possibilité concrète qui structure déjà les politiques des grandes puissances.

Les budgets militaires explosent partout, et les chiffres sont vertigineux. Lors du sommet de La Haye en juin 2025, l’OTAN a franchi un cap historique en adoptant un nouvel objectif de dépenses militaires à 5% du PIB d’ici 2035. Cette cible, qui semblait encore impensable il y a quelques années, se décompose en deux volets : 3,5% pour les dépenses de défense pure et 1,5% pour les infrastructures de sécurité connexes, incluant la cyberdéfense et la protection des infrastructures critiques.

La progression est spectaculaire : alors que seulement trois pays membres respectaient l’objectif de 2% du PIB en 2014, ils sont désormais 23 sur 32 à l’atteindre ou le dépasser en 2024. Si cet objectif de 5% était atteint, cela représenterait environ 13 400 milliards de dollars de dépenses militaires d’ici 2030 pour l’ensemble de l’alliance atlantique.

L’Allemagne illustre parfaitement ce basculement historique. Sous le gouvernement Merz, Berlin prévoit de dépenser 649 milliards d’euros entre 2025 et 2029, doublant littéralement ses dépenses militaires annuelles qui passeront de 62 milliards d’euros en 2025 à 152 milliards en 2029. Pour financer cette explosion budgétaire, l’Allemagne a créé un fonds spécial de 500 milliards d’euros pour l’infrastructure militaire, qui s’ajoute au fonds de 100 milliards établi en 2022 et qui sera épuisé dès 2027. Cette rupture avec des décennies de modération budgétaire marque un tournant fondamental dans la politique allemande.

Au niveau de l’Union européenne, les montants donnent le vertige. Le plan “ReArm Europe” présenté par Ursula von der Leyen en mars 2025 pourrait mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros. Ce plan inclut 150 milliards de prêts directs aux États membres via l’instrument SAFE (Security Action for Europe) pour des investissements dans la défense paneuropéenne, notamment les systèmes antimissiles, les drones et la cybersécurité. Les dépenses de défense cumulées des États membres de l’UE, qui atteignaient déjà 343 milliards d’euros en 2024, devraient grimper à 381 milliards en 2025.

Plus révélateur encore, la proposition de budget européen pour la période 2028-2034 prévoit d’allouer 131 milliards d’euros à la défense et à l’espace, soit une multiplication par cinq des montants actuels. Cette augmentation sans précédent s’accompagne d’un assouplissement des règles budgétaires européennes, permettant aux États de s’endetter massivement pour financer leur réarmement sans déclencher les mécanismes de sanction habituels…

Ces chiffres ne sont pas de simples statistiques budgétaires. Ils matérialisent une économie de guerre qui se met en place à marche forcée, où les milliards destinés aux canons et aux missiles sont prélevés sur les budgets sociaux, les hôpitaux, les écoles et les retraites. Chaque euro supplémentaire investi dans l’armement est un euro en moins pour les services publics, dans un contexte où les États européens sont déjà lourdement endettés et où l’austérité sociale est présentée comme inévitable.​​​​​​​​​​​​​​​​

Ces chiffres matérialisent la préparation active d’un conflit généralisé.

La guerre en Ukraine n’est pas un accident de l’histoire causé par la folie d’un autocrate. Elle révèle les contradictions profondes d’un système capitaliste en crise structurelle. Comme l’analysait déjà Lénine en 1916, le capitalisme monopoliste ne peut plus se développer que par la conquête de nouveaux marchés, et cette conquête passe aujourd’hui comme hier par la force des armes. La baisse tendancielle du taux de profit, observable depuis les années 1970 dans les économies occidentales, pousse le capital à chercher de nouveaux débouchés. L’industrie militaire offre une solution temporaire idéale : demande garantie par l’État, obsolescence programmée intrinsèque, justification idéologique facilement mobilisable.

Ce qui rend la situation particulièrement dangereuse, c’est le caractère systémique de cette dynamique. Il ne s’agit pas de mauvaises décisions individuelles qu’on pourrait corriger, mais d’une logique structurelle inscrite dans les rapports de production capitalistes. Comme le disait Jaurès, “le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage”. Cette formule n’est pas une métaphore poétique mais une analyse matérialiste : la concurrence entre capitalistes pour les marchés, les ressources et les zones d’influence conduit inexorablement au conflit armé quand les autres moyens d’expansion sont épuisés.

L’affrontement actuel dépasse largement le cadre ukrainien. Il s’agit d’une reconfiguration globale des rapports de force entre, d’un côté, le bloc occidental dominé par les États-Unis et, de l’autre, les puissances qui contestent cet ordre – Russie et Chine en tête. Mais cette opposition binaire masque des contradictions plus profondes. Les États-Unis voient dans cette crise l’opportunité de réaffirmer leur hégémonie sur leurs alliés européens, de relancer leur complexe militaro-industriel et d’affaiblir simultanément deux rivaux potentiels : la Russie directement, la Chine par ricochet.

L’Europe se trouve dans une position particulièrement contradictoire. Les dirigeants européens parlent d’“autonomie stratégique” et d’“Europe de la défense”, mais 64% de leurs importations d’armes depuis 2022 viennent des États-Unis. Cette dépendance n’est pas accidentelle : elle reflète la subordination structurelle de l’Europe dans l’ordre impérialiste mondial. Les capitalistes européens profitent du réarmement – Thales, Dassault, Rheinmetall engrangent des profits records – mais restent des partenaires juniors dans l’alliance atlantique.

La Russie présente un cas particulier qu’il faut comprendre dans sa spécificité historique. Les bureaucrates et les oligarques russes, contrairement à la bourgeoisie occidentale, restent structurellement dépendants de l’appareil d’État. Cette formation sociale hybride explique pourquoi la Russie ne peut s’intégrer pleinement au système capitaliste mondial tout en adoptant ses méthodes prédatrices. L’invasion de l’Ukraine représente la tentative désespérée de cette bureaucratie de maintenir sa zone d’influence face à l’expansion de l’OTAN.

L’invocation de la “menace russe” et le passage annoncé à “l’économie de guerre” servent plusieurs fonctions pour les classes dominantes occidentales. D’abord, ils offrent un débouché aux capitaux excédentaires dans un contexte de stagnation économique. L’industrie d’armement garantit des profits sécurisés par les commandes publiques, sans risque de surproduction puisque la marchandise produite – les armes – est destinée à être détruite ou rapidement obsolète.

Ensuite, cette militarisation permet de justifier l’austérité sociale. “Nous ne pourrons plus toucher les dividendes de la paix”, répète Macron. Traduction : les milliards pour les canons seront pris sur les hôpitaux, les écoles, les retraites. La guerre, réelle ou anticipée, devient l’argument massue pour faire accepter aux travailleurs la dégradation de leurs conditions d’existence. L’allongement du temps de travail, le recul de l’âge de la retraite, la suppression des acquis sociaux – tout devient acceptable au nom de l’effort de guerre.

Plus profondément, la militarisation prépare idéologiquement les populations à accepter l’inacceptable. Les discours sur la “guerre de haute intensité” qui se prépare, les exercices de défense civile, la réactivation du vocabulaire de la guerre froide – tout concourt à normaliser l’idée qu’un conflit majeur est inévitable. Cette préparation psychologique est essentielle : on ne peut envoyer des millions d’hommes à la mort sans avoir préalablement conditionné les esprits.

Le paradoxe de notre époque est que l’arme nucléaire, censée garantir la paix par la terreur, pourrait transformer la prochaine guerre mondiale en apocalypse finale. Les dirigeants actuels jouent avec le feu nucléaire comme s’il s’agissait d’un simple paramètre supplémentaire dans leurs calculs géopolitiques. Mais la logique d’escalade inhérente aux conflits armés rend le contrôle illusoire. Chaque ligne rouge franchie en appelle une autre, jusqu’au point de non-retour.

Cette contradiction entre la rationalité limitée des acteurs et l’irrationalité globale du système constitue le danger principal. Chaque capitaliste, chaque État agit rationnellement selon ses intérêts immédiats, mais la somme de ces rationalités partielles produit une dynamique irrationnelle et potentiellement suicidaire – la préparation à la guerre crée les conditions de son déclenchement.

L’interpénétration croissante des économies mondiales ajoute une couche de complexité. Contrairement aux guerres mondiales précédentes, où les blocs économiques étaient relativement séparés, l’économie mondialisée actuelle fait que tout conflit majeur provoque immédiatement des répercussions en chaîne. La guerre en Ukraine a déjà perturbé les chaînes d’approvisionnement mondiales, provoqué une inflation généralisée, aggravé la crise alimentaire dans les pays du Sud. Une guerre impliquant directement les grandes puissances serait un cataclysme économique avant même d’être un désastre militaire.

Face à cette marche vers l’abîme, l’absence d’une perspective internationaliste révolutionnaire est tragique. Les organisations qui prétendaient représenter les intérêts des travailleurs ont soit disparu, soit trahi leurs principes fondateurs. Une partie de la gauche, y compris celle se réclamant du marxisme, s’est ralliée au camp occidental sous prétexte de défendre la démocratie contre l’autoritarisme. Elle répète ainsi la trahison de la social-démocratie en 1914, votant les crédits de guerre au nom de la défense de la civilisation.

Cette désertion politique laisse les travailleurs désarmés face à la propagande guerrière. Sans organisation autonome, sans perspective de classe, ils sont réduits à choisir entre des camps impérialistes rivaux, à mourir pour des intérêts qui ne sont pas les leurs. Anatole France avait raison : “On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels et les banquiers.” Cette vérité, évidente pour des générations de militants ouvriers, semble aujourd’hui oubliée.

Pourtant, les travailleurs constituent objectivement la seule force capable d’arrêter la machine de guerre. Ils produisent les armes, transportent les munitions, font fonctionner l’économie qui finance la guerre. Un mouvement de refus massif, comme celui des soldats et ouvriers russes en 1917, pourrait gripper la mécanique guerrière. Mais cette possibilité objective ne se transformera en réalité que si renaît une conscience de classe internationaliste.

La guerre qui vient n’est pas une fatalité métaphysique mais le produit d’un système social déterminé. Le capitalisme, ayant épuisé ses possibilités d’expansion pacifique, ne peut plus résoudre ses contradictions que par la destruction. Cette destruction peut être “créatrice” du point de vue du capital – les ruines d’aujourd’hui sont les marchés de demain – mais elle est purement destructrice pour l’humanité.

L’alternative posée par Rosa Luxemburg – “socialisme ou barbarie” – prend aujourd’hui une acuité particulière. Avec l’arme nucléaire, la barbarie pourrait signifier l’extinction de l’espèce. La construction d’une société débarrassée de la propriété privée des moyens de production, de la concurrence et de l’exploitation n’est plus seulement un idéal de justice sociale mais une condition de survie.

Cette perspective peut paraître utopique au regard du rapport de forces actuel. Mais l’histoire montre que les situations en apparence les plus figées peuvent basculer rapidement. La Première Guerre mondiale, qui semblait devoir durer des décennies, s’est achevée dans une vague révolutionnaire qui a ébranlé l’Europe entière. Les conditions objectives d’une telle transformation – concentration du prolétariat, interdépendance mondiale de la production, contradiction explosive entre forces productives et rapports de production – sont plus mûres que jamais.

Ce qui manque, c’est l’élément subjectif : la conscience, l’organisation, la perspective. Reconstruire ces outils de l’émancipation est la tâche urgente de notre époque. Non pas par nostalgie du passé, mais par nécessité vitale face à un système qui nous mène vers l’abîme. Car si nous ne détruisons pas le capitalisme, c’est lui qui nous détruira – et cette fois, peut-être définitivement.​​​​​​​​​​​​​​​​