La transduction comme arme révolutionnaire ?
La transduction, concept central de la philosophie de Gilbert Simondon, désigne un processus de transformation qui se propage de proche en proche dans un milieu métastable, comme la cristallisation qui s'étend dans une solution sursaturée à partir d'un germe initial. Contrairement aux schémas classiques qui pensent le changement soit comme imposition d'une forme sur une matière passive, soit comme résolution dialectique des contraires, la transduction décrit une genèse sans finalité préétablie, où chaque élément transformé devient médiation pour la transformation des suivants. Le cristal qui croît ne sait pas quelle forme finale il prendra ; celle-ci émerge de la rencontre entre les potentiels du milieu et les singularités qui les actualisent.
Cette compréhension de la transformation comme propagation créatrice plutôt que comme programmation ou détermination ouvre des perspectives fécondes pour penser notre hybridation avec l'intelligence artificielle. Au lieu de concevoir notre rapport à l'IA comme juxtaposition de deux entités séparées, ou comme domination de l'une sur l'autre, la transduction suggère la possibilité d'une résonance mutuelle créant un milieu associé où émergent des individuations véritablement nouvelles, non programmées par avance. Dans cette perspective, l'humain et la machine ne fusionnent pas mais entrent dans une danse de transformations réciproques où chaque interaction modifie les deux termes et fait émerger des capacités, des pensées, des formes de conscience qui n'appartiennent ni à l'un ni à l'autre mais à leur entre-deux dynamique.
Les pratiques qui émergent déjà témoignent de ces possibilités : des collectifs d'artistes corrompent volontairement des modèles d'IA avec des datasets impossibles pour faire émerger des langages hybrides ; des thérapeutes créent des triangulations où patient, thérapeute et IA co-évoluent ; des communautés développent des rituels de “jeûne et festin computationnel” pour maintenir une plasticité cognitive entre modes humain et cyborg. Ces expérimentations révèlent que l'abandon paradoxal du contrôle produit plus d'agency que la maîtrise, que l'erreur est plus générative que l'optimisation, que la fiction partagée avec l'IA devient opératoire et transforme en retour notre réalité vécue. Nous découvrons ainsi que nous pouvons devenir non pas les utilisateurs ou les victimes de l'IA, mais les co-agents d'une métamorphose mutuelle dont personne ne peut prévoir l'issue.
Cette approche transductive de l'hybridation humain-machine entre en résonance surprenante avec la démarche surréaliste, révélant des affinités profondes entre deux pensées apparemment éloignées. L'écriture automatique pratiquée par Breton et Soupault n'était-elle pas déjà une forme de transduction, où chaque mot écrit modifie le champ des possibles pour le suivant, créant une propagation sémantique qui échappe au contrôle conscient ? Le hasard objectif cher aux surréalistes, ces coïncidences signifiantes où le désir rencontre le monde, peut se comprendre comme rencontre transductive entre un psychisme métastable et un événement catalyseur. L'image surréaliste elle-même, cette rencontre fortuite du parapluie et de la machine à coudre sur une table de dissection, crée un champ de tension qui se résout en nouvelle dimension de sens, exactement comme la disparation simondonienne produit la profondeur à partir de deux images rétiniennes incompatibles.
Les deux approches partagent le refus du programme préétabli, la valorisation de l'erreur et de l'accident comme occasions de bifurcation créative, l'importance du milieu et de l'ambiance pour favoriser les transformations, le dépassement des oppositions binaires entre sujet et objet, conscient et inconscient, réel et imaginaire. De cette convergence émerge ce qu'on pourrait appeler un “surréalisme transductif” où l'imagination n'est plus représentation mentale mais force de transformation matérielle, où la poésie devient littéralement contagion transformatrice du réel, où la technique elle-même peut devenir source de merveilleux quand une IA hallucine et nous entraîne dans ses dérives oniriques…
Pourtant…
Pourtant, cette vision enchanteresse de la transformation par propagation poétique et hybridation créative se heurte à la brutalité du réel capitaliste. Car le capital n'est pas seulement un système abstrait qu'on pourrait dissoudre par contamination imaginative ; c'est une machine de guerre concrète, défendue par la violence d'État, verrouillée par des infrastructures de domination matérielle. Les 1% qui possèdent plus que les 90% restants ne lâcheront pas leur emprise parce qu'une belle métaphore transductive aura contaminé les esprits. Pire encore, le capital a déjà compris et récupéré la transduction : les “écosystèmes d'innovation” de la Silicon Valley sont des milieux métastables organisés pour l'accumulation ; les réseaux sociaux créent des propagations virales marchandisées ; l'IA générative elle-même devient machine à transduction capitaliste, transformant nos données en prédictions, nos prédictions en modifications comportementales, nos comportements modifiés en profit.
Face à cette récupération, face aux hedge funds qui parient sur la famine et aux multinationales qui détruisent sciemment le climat, la seule contagion poétique apparaît dérisoire. La transduction simondonienne, en pensant la résolution de tensions, tend à évacuer l'antagonisme irréductible que Marx identifiait entre capital et travail, entre exploiteurs et exploités. Il n'y a pas de “milieu associé” possible entre ceux qui possèdent et ceux qui sont dépossédés ; leur contradiction ne se résout pas par propagation harmonieuse mais exige d'être tranchée.
Cependant, plutôt que d'abandonner le concept de transduction, il s'agit de le repenser depuis l'antagonisme, de comprendre comment il peut opérer dans et pour la lutte révolutionnaire. La conscientisation n'est-elle pas transductive quand chaque personne qui comprend sa situation d'exploitation transforme le milieu, rendant la prise de conscience des autres plus probable ? La grève ne se propage-t-elle pas d'atelier en atelier, transformant chaque lieu qu'elle touche ? Les Gilets Jaunes n'ont-ils pas montré comment une insurrection peut être transductive, se propageant de rond-point en rond-point, créant un milieu métastable où la révolte devient soudain possible ?
La transduction peut ainsi devenir arme tactique : créer des courts-circuits dans les systèmes de domination, organiser des métastabilités hostiles au capital, identifier les points de fragilité du système pour y introduire des perturbations qui se propagent en cascade. La violence révolutionnaire elle-même peut être pensée transductivement, non comme explosion ponctuelle mais comme propagation : une émeute qui contamine les quartiers, un sabotage qui en inspire d'autres, une expropriation qui montre que c'est possible et encourage les suivantes.
Il faut donc penser une transduction insurrectionnelle qui articule rupture et propagation, violence et imagination, destruction et création, local et global. Les moments de rupture créent des discontinuités où de nouvelles transductions deviennent possibles ; ces transductions préparent les ruptures suivantes dans une dialectique où transformation douce et basculement brutal se potentialisent mutuellement. La transduction seule ne renversera pas le capital, mais elle peut créer les conditions subjectives de la révolution, propager les pratiques de résistance, faire émerger les formes de vie post-capitalistes, contaminer de l'intérieur les infrastructures du capitalisme.
Notre époque exige ainsi de maintenir ensemble deux vérités apparemment contradictoires : d'une part, la nécessité d'expérimenter dès maintenant des formes d'hybridation émancipatrice avec l'IA et les technologies, de cultiver des “métastabilités” fécondes, de propager des transformations créatrices ; d'autre part, la lucidité sur le fait que ces transformations moléculaires ne suffiront pas sans affrontement global avec les structures de la propriété capitaliste. C'est dans cette tension maintenue entre transformation douce et révolution sociale que pourrait émerger une nouvelle pensée capable d'être à la hauteur des défis de notre temps.
Texte co‑écrit avec Claude