Ne pas capituler

La zombification numérique et ses limites : dialectique d’un système au bord de l’implosion

Nous ne savons plus où nous sommes. Non pas géographiquement – le GPS nous localise à cinquante centimètres près – mais proprioceptivement. Cette désorientation fondamentale qui saisit les digital natives révèle quelque chose de plus profond qu’une simple dépendance aux écrans. Le capitalisme de surveillance ne se contente pas de nous surveiller ou de nous manipuler ; il reconfigure l’architecture même de notre système nerveux et impose une monoculture sensorielle qui abolit des millénaires de savoirs incarnés. Ce qui se joue : un épistémicide à l’échelle planétaire ?

Les interfaces numériques ne sont pas de simples outils ou médiations – ce sont des prothèses parasitaires qui court-circuitent les boucles sensori-motrices forgées par l’évolution. Le swipe a remplacé la préhension complexe, transformant la main – cet organe de l’intelligence selon Aristote – en appendice unidirectionnel. Le scroll infini s’est substitué à la déambulation exploratoire, réduisant le mouvement à un geste répétitif vertical qui ne mène nulle part. Le pinch-to-zoom a supplanté les ajustements subtils de la focalisation naturelle, imposant une vision par paliers discrets là où l’œil savait naviguer dans le continuum du proche au lointain. Ces micro-remplacements produisent une atrophie proprioceptive généralisée : les corps ne savent plus s’orienter dans l’espace réel, d’où ces épidémies de vertiges, ces troubles de l’équilibre, ces chutes inexpliquées chez des jeunes qui passent dix heures par jour dans la bidimensionnalité de l’écran.

Cette atrophie n’est pas accidentelle – elle est l’infrastructure corporelle d’une cosmologie spécifique que le capitalisme numérique impose : un univers de surfaces sans profondeur où tout est interface, de connexions sans relations où les liens sont des metrics, de présences sans incarnation où être c’est être en ligne. Les milliards d’images qui défilent chaque minute sur nos rétines ne nous apprennent plus à voir mais à scanner, non plus à regarder mais à swiper. La standardisation totale des interfaces – ce rectangle lumineux universel, ce toucher lisse du verre trempé, cette voix désincarnée et servile de Siri – impose une monoculture sensorielle dont la violence n’a d’égale que celle de l’impérialisme dont elle est l’héritière directe.

Rivera Cusicanqui nous rappelle que les peuples andins possèdent des épistémologies tactiles et olfactives – ils connaissent par le toucher de la terre, par l’odeur des plantes, par la texture du vent. Ces manières millénaires de faire monde sont rendues impossibles, ridicules même, par l’hégémonie du visuel-digital qui ne reconnaît comme savoir que ce qui peut être affiché sur un écran. C’est un épistémicide sensoriel : des civilisations entières de perception sont abolies, remplacées par la pauvreté standardisée de l’interface utilisateur. Mais cette colonisation va plus loin que la destruction culturelle – elle est neurologique. Les IRM le montrent sans ambiguïté : les cerveaux formés aux écrans développent une aire visuelle hypertrophiée au détriment de l’aire somato-sensorielle qui s’atrophie. Le cortex lui-même est recolonisé, ses connexions synaptiques reconfigurées selon les besoins du capital. Nous assistons à une mutation forcée de l’espèce au niveau le plus intime de son fonctionnement cérébral.

Les plateformes ne se contentent pas de capter l’attention – elles modulent les affects pour les rendre computables, prédictibles, monétisables. L’algorithme de TikTok ne vous montre pas ce que vous voulez voir mais sculpte ce que vous allez vouloir, transformant le désir lui-même en produit manufacturé. Chaque notification déclenche une micro-dose de dopamine soigneusement calibrée, créant une architecture addictive qui reconfigure la chimie cérébrale. Nous ne sommes plus des sujets désirants mais des circuits dans une boucle de stimulation-réponse optimisée pour l’extraction de valeur. L’affect devient data, l’émotion métrique, la joie ou la tristesse simple variable dans une équation de profit.

Cette dépossession sensorielle est le symptôme d’une crise plus fondamentale encore : une crise de la présence, non pas au monde, mais à soi-même. Nous ne savons plus habiter notre propre corps, notre propre durée, notre propre intériorité. Le flux perpétuel d’informations a remplacé l’expérience, les stories ont supplanté l’histoire. Quand le réel est atomisé en micro-contenus consommables, c’est le tissu même de la Geschichte – l’histoire comme devenir collectif – qui se déchire. Nous perdons la capacité de nous inscrire dans une temporalité qui dépasse l’instant, dans une narration qui transcende l’anecdote, dans une communauté qui existe au-delà des followers. L’épuisement des récits collectifs en est l’un des principaux symptômes... Et nous flottons dans un présent perpétuel sans origine ni destination, où les repères qui structuraient l’expérience – religieux ou politiques – sont remplacés par des trending topics qui changent d’heures en heures. Naturellement, cette absence de structure narrative stable produit une angoisse existentielle que le système prétend apaiser par toujours plus de contenu, toujours plus de connexion, toujours plus de stimulation...

Une anesthésie à laquelle, de fait, nous participons activement : chaque scroll est un petit suicide de l’attention, chaque binge-watching une tentative d’échapper à soi-même, chaque session de doom-scrolling un exercice d’auto-annihilation. Le capitalisme de surveillance prospère sur notre fatigue d’être, sur notre désir de ne plus désirer, sur notre volonté de ne plus vouloir.

Pourtant, c’est précisément dans cette extrémité que se révéleront – espérons-le ! – les limites du système. Car un monde de zombies ne peut pas se perpétuer indéfiniment. L’accumulation de capital nécessite des sujets suffisamment vivants pour produire de la valeur, suffisamment conscients pour consommer, suffisamment désirants pour se projeter dans l’avenir. La zombification totale est l’horizon asymptotique du capitalisme de surveillance, mais c’est aussi son impossibilité structurelle. Les milliardaires de la tech peuvent-ils indéfiniment extraire de la valeur d’une humanité qu’ils ont vidée de sa substance ? Peuvent-ils régner sur un monde de morts-vivants numériques tandis que la planète physique s’effondre sous leurs data centers ?


Le capitalisme de surveillance réalise aujourd’hui une expérience anthropologique sans précédent : transformer l’humanité entière en zombies producteurs de données pour enrichir une poignée de milliardaires tout en accélérant l’effondrement planétaire. Cette double catastrophe – sensorielle et écologique – semble inexorable. Pourtant, regarder cette aliénation en face, séjourner près d’elle pour en comprendre les mécanismes intimes, révèle aussi ses failles profondes. Le système qui prétend tout capturer porte en lui les germes de sa propre destruction.

Commençons par le commencement : le réveil. Avant même que les yeux ne s’ouvrent complètement, la main tâtonne vers le téléphone. 72 % des adolescents vérifient leurs notifications avant de sortir du lit. Ce geste inaugural de la journée n’est pas anodin – c’est une liturgie de soumission volontaire où le corps lui-même devient capteur et émetteur de données. Le réveil connecté a déjà mesuré les phases de sommeil, la fréquence cardiaque, peut-être même le niveau de stress. Ces données, synchronisées avec le cloud, alimentent des algorithmes qui suggéreront des routines optimales, des podcasts apaisants, des produits anti-anxiété. Le corps, qui devait rester le théâtre d’une expérience subjective, est devenu point d’entrée exploitable pour l’extraction de valeur.

Cette colonisation de l’intime dépasse tout ce qu’Adorno pouvait imaginer quand il parlait de “vie mutilée”. Le capital n’a plus seulement colonisé notre force de travail ou notre temps libre – il a pénétré jusqu’aux recoins les plus intimes de notre psyché. L’algorithme ne se contente pas de surveiller nos comportements passés ; il les anticipe et les modélise. Nous désirons ce qu’il a calculé que nous désirerions. Le “profil” numérique cesse d’être une représentation pour devenir notre être même, souvent perçu comme plus réel que l’expérience vécue. C’est ainsi que nous nous conformons à notre profil, devenant ce que les données affirment que nous sommes. Autrement dit, l’accomplissement ultime de la réification : le sujet devient data point dans une matrice infinie.

Cette mutation anthropologique se manifeste dans une phénoménologie quotidienne de l’aliénation qui touche chaque aspect de l’existence. Sur les réseaux sociaux s’exerce le paradoxe de l’authenticité performée : l’injonction à être “soi-même” se heurte à la nécessité d’optimiser cette authenticité pour maximiser l’engagement. Nous jouons à être nous-mêmes, et ce jeu devient progressivement notre être. L’aliénation n’est plus l’écart entre être et paraître mais leur fusion dans une performance permanente où chaque story / post est un acte de travail émotionnel non rémunéré qui alimente la machine économique des plateformes...

Naturellement, le temps lui-même est reconfiguré selon cette logique extractive. Plus de temps mort, plus d’ennui où pourrait germer la pensée critique. Chaque interstice est comblé par des vidéos qui s’enchaînent, des notifications qui interpellent, des contenus qui saturent. Il suffit de voir comment l’attente dans une file, un trajet, un moment de solitude est immédiatement colonisée par le réflexe de sortir le téléphone. Une occupation permanente de la conscience qui produit une fatigue décisionnelle écrasante : confrontés à une infinité de choix pré-structurés par les algorithmes, nous sommes épuisés par l’illusion de choisir librement ce que nous sommes déjà déterminés à choisir. La boucle est bouclée.

L’anxiété de la déconnexion révèle la profondeur de cette mutation. La nomophobie – peur panique d’être séparé de son téléphone – n’est pas une pathologie individuelle mais le symptôme d’une transformation ontologique. Déconnectés, nous avons le sentiment de disparaître, de cesser d’exister. Notre être est devenu indissociable de notre présence numérique. Cette dépendance existentielle garantit notre docilité : la peur de l’isolement nous pousse à nous conformer, à produire continuellement de la subjectivité exploitable.

Mais cette aliénation extrême contient sa propre négation : trop de surveillance tue la surveillance – les masses de données deviennent inexploitables. Trop de personnalisation détruit la sérendipité nécessaire à l’innovation. Trop de prédiction génère des comportements imprévisibles de résistance. Le capitalisme de surveillance croit avoir résolu le problème en capturant même les refus, en monétisant même la critique – les applications de “digital detox”, les retraites déconnectées sont elles-mêmes des produits. Mais cette capture infinie produit une inflation du contrôle qui finit par le rendre impossible.

La fragilité du système apparaît aussi dans sa dépendance matérielle occultée. Les data centers vident les nappes phréatiques, les déchets électroniques empoisonnent les sols. Le capitalisme de surveillance prétend à l’immatérialité mais en réalité repose sur une infrastructure physique dévastatrice qui accélère l’effondrement écologique. Les milliardaires de la tech accumulent leurs fortunes sur une planète qu’ils rendent inhabitable. Cette contradiction n’est pas accidentelle mais structurelle : le capital doit croître infiniment dans un monde fini.

L’effondrement écologique en cours agit comme un retour du refoulé brutal. Les écrans ne peuvent indéfiniment masquer la réalité matérielle. Quand l’eau manque au robinet, aucune appli ne peut simuler l’hydratation. Quand les mégafeux transforment le ciel en apocalypse orange, aucun filtre Instagram ne peut l’esthétiser. Les coupures d’électricité à venir seront aussi des coupures d’écrans, forçant un retour au réel que le système tentait d’occulter. La catastrophe écologique révèle l’imposture du métavers : on ne peut pas vivre dans un monde virtuel quand le monde physique brûle.

Face à cette double catastrophe, des formes de résistance émergent qui utilisent le “travail du négatif” théorisé par Hegel. Non pas fuir le système mais le pousser jusqu’à son point de rupture. L’accélération négative consiste à produire tellement de données qu’elles deviennent inexploitables, à sur-performer l’identité numérique jusqu’à la faire exploser. La transparence radicale expose tout mais noie l’essentiel dans le bruit. Sans parler de ceux qui pratiquent la grève de la subjectivité et refusent de produire opinions, goûts et préférences monétisables – c’est la stratégie de Bartleby appliquée au numérique : “I would prefer not to.”

Plus fondamentalement, le système produit malgré lui les conditions de son dépassement. En dissolvant le sujet bourgeois traditionnel – cette fiction de l’individu autonome et propriétaire –, il révèle que nous sommes toujours déjà multiples, relationnels, interdépendants. La question n’est donc pas (plus ?) de restaurer l’ancien sujet mais d’inventer de nouvelles formes de subjectivation collective. Ce nouveau sujet émerge dans les moments de rupture : émeutes où la foule devient intelligence collective, grèves où les travailleurs redécouvrent leur puissance, occupations où s’inventent d’autres formes de vie, hacks qui retournent le système contre lui-même...

Ces moments restent rares et fragiles, mais ils se multiplient. La jeunesse refuse souvent le monde qu’on lui impose. Les grèves climatiques, les ZAD, les expérimentations communales montrent qu’une génération cherche tout de même le réel derrière les écrans. Le succès paradoxal des pratiques corporelles ou de l’artisanat révèle un besoin irrépressible de toucher quelque chose de vrai – de sentir.

Le capitalisme de surveillance ne peut donc pas réussir indéfiniment sa zombification pour au moins 3 raisons structurelles. 1, il produit sa propre insoutenabilité psychique : l’épidémie de dépressions, d’anxiétés, de burn-out révèle l’invivabilité d’un monde d’images sans expérience, de connexions sans liens. La souffrance psychique massive est politique – elle témoigne qu’un seuil de tolérance est atteint. 2, il accélère l’effondrement écologique qui détruit ses propres conditions matérielles d’existence : pas de métavers sans électricité, pas de data centers sous l’eau montante. 3, il génère des contradictions internes qui le paralysent : l’infobésité, la fatigue algorithmique, la résistance par saturation.

Du reste, les milliardaires de la tech le savent. Leurs bunkers en Nouvelle-Zélande, leurs projets d’évasion spatiale trahissent leur conscience que le système est condamné. Ils tentent de maximiser l’extraction avant l’effondrement final. Mais leur fuite est illusoire : il n’y a pas d’extérieur à la catastrophe qu’ils ont créée. Leurs fortunes numériques s’évaporeront avec les infrastructures qui les supportent.

La question n’est donc pas si le système peut tenir indéfiniment – il ne le peut pas –, mais comment se fera la transition. Effondrement barbare où les zombies numériques se réveilleront dans le chaos, ou révolution sociale organisée où la conscience de l’aliénation permettra d’inventer autre chose ? Socialisme ou barbarie ? Tout se joue maintenant, dans chaque geste quotidien qui refuse ou accepte la capture, et dans le souci réhabilité de s’armer politiquement pour remettre le monde sur ses pieds.

“Regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui” (Hegel), n’est pas se complaire dans le pessimisme mais comprendre que l’aliénation numérique, pour totale qu’elle paraisse, contient les germes de sa transformation. La dissolution du sujet par le capitalisme de surveillance n’est pas seulement catastrophe mais occasion de repenser radicalement ce que pourrait être une vie non-zombifiée : des singularités en relation plutôt que des individus-propriétés, des multiplicités en devenir plutôt que des profils figés, des présences incarnées plutôt que des avatars numériques. Réactualisation de la perpective communiste, au fond.

Cette invention est déjà en cours dans les marges du système. Elle n’a pas de programme unique mais mille expérimentations : cercles de parole hors ligne, ateliers de perception lente, zones autonomes sensorielles, communes néo-rurales, hacks créatifs. C’est le travail souterrain du négatif, la taupe qui creuse sous l’édifice. Un jour, peut-être proche, le sol s’effondrera sous le poids des contradictions accumulées et de la révolution sociale. Ce jour-là, ceux qui auront appris à regarder le négatif en face sans s’y perdre, qui auront cultivé d’autres formes de vie dans les interstices, seront prêts pour ce qui vient.

La zombification numérique touche à ses limites. Non par miracle mais par nécessité dialectique : un système qui doit contrôler chaque pensée, anticiper chaque désir, capturer chaque affect est un système anxieux, au bord de l’implosion. Les multimilliardaires accumulent frénétiquement mais sur un volcan, mais l’humanité n’est pas condamnée à sombrer avec eux. Entre la barbarie techno-féodale et l’invention post-capitaliste, la partie n’est pas jouée : elle se joue maintenant, dans la capacité collective à transformer la conscience de l’aliénation en conscience révolutionnaire.

[texte co-écrit avec Claude]