Ne pas capituler

Le capitalisme, système zombie en phase terminale ?

Alors que les signaux d’effondrement systémique se multiplient, 10 titans technologiques contrôlent désormais près de quarante pour cent de la capitalisation du S&P 500, Oracle bondissant de 36 % en une journée sur la simple promesse d’infrastructures cloud pour l’intelligence artificielle. Les marchés célèbrent l’avènement prochain de “billionnaires” tandis que le monde matériel qui les porte se délite. Cette dissonance n’est pas accidentelle ; elle révèle la nature profondément nécrotique d’un système qui a épuisé ses possibilités de reproduction dans le réel.

Depuis des décennies, le capitalisme a progressivement abandonné l’investissement productif pour se réfugier dans la pure spéculation financière. Les usines ferment, les infrastructures pourrissent, mais les valorisations boursières explosent. Cette grande déconnexion trouve son apothéose dans la promesse de l’intelligence artificielle : seize mille milliards de dollars de valeur future, nous dit-on, générés par des algorithmes tournant dans des datacenters. Mais quelle est cette valeur qui ne s’incarne dans aucun objet, qui ne transforme aucune matière, qui existe uniquement comme flux de données entre serveurs ?

L’intelligence artificielle représente le récit salvateur ultime d’un système à bout de souffle. Après les promesses successives de la nouvelle économie, de la financiarisation, de l’économie verte, l’IA surgit comme la dernière narrative capable de justifier des valorisations déconnectées de toute réalité productive. Elle promet l’impossible : une productivité infinie sans contraintes matérielles, des solutions à tous les problèmes sans changement structurel, une croissance perpétuelle dans un monde fini. Les Dix Titans accumulent ainsi des richesses virtuelles en orchestrant des flux immatériels, Microsoft et Alphabet dominant un empire de données pendant que les ponts s’effondrent et que les réseaux électriques défaillent.

Mais voici le paradoxe fondamental que ce système refuse de voir, le point aveugle qui signe son arrêt de mort : le capital ne peut se reproduire que par l’exploitation du travail humain. En fantasmant le remplacement total de l’humain par l’IA et la robotique, le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Qui achètera les produits de ces usines automatisées quand les travailleurs auront été remplacés par des algorithmes ? D’où viendra la plus-value quand il n’y aura plus de travail vivant à exploiter ? Le capital rêve d’un monde sans travailleurs tout en ayant besoin de consommateurs, équation impossible qu’aucune innovation technologique ne peut résoudre.

Cette contradiction s’inscrit dans une configuration plus large où le virtuel prétend s’affranchir du réel. Les datacenters de l’IA consomment déjà l’équivalent énergétique de nations entières, Microsoft réactive Three Mile Island, Google investit dans le nucléaire. L’économie “dématérialisée” révèle sa matérialité vorace en terres rares, en lithium, en métaux dont l’extraction dévaste des continents. La promesse d’une transcendance numérique bute sur les limites thermodynamiques d’une planète finie. Les serveurs chauffent, les aquifères s’épuisent pour les refroidir, les réseaux électriques craquent sous la demande, mais la bourse célèbre chaque nouvelle promesse d’expansion infinie.

Nous assistons non pas à une mutation du capitalisme vers une forme nouvelle mais à sa phase terminale, un système zombie qui continue de croître nominalement tout en dévorant ses propres fondations. Les taux d’intérêt maintenus artificiellement bas depuis 2008, la création monétaire massive, les valorisations déconnectées de tout fondamental économique, tout converge vers un diagnostic : un système qui n’a plus d’horizon et ne peut que fuir en avant. La Federal Reserve baisse ses taux non par confiance mais par nécessité de maintenir sous perfusion une économie moribonde.

Les futurs “billionnaires” du S&P 500 accumulent des droits de propriété sur des algorithmes, des monopoles sur des flux virtuels, des chiffres sur des écrans qui prétendent représenter de la richesse. Mais que vaudront ces fortunes numériques quand les chaînes d’approvisionnement réelles se fragmenteront définitivement, quand les infrastructures physiques ne pourront plus être maintenues, quand les écosystèmes qui sous-tendent toute activité économique auront franchi leurs points de bascule ? La concentration de 49 % de l’indice dans le secteur technologique n’est pas le signe d’une économie dynamique mais d’un système qui se replie sur sa dernière bulle avant l’implosion.

L’IA, loin d’être l’aube d’une nouvelle ère, apparaît comme le crépuscule spectaculaire d’un modèle qui a épuisé toutes ses possibilités. C’est le dernier tour de piste d’un capitalisme devenu pur simulacre, créant de la “valeur” sans substance, accumulant des richesses sans fondement, promettant un futur qu’il est structurellement incapable de délivrer. Les acteurs eux-mêmes semblent le pressentir, d’où cette frénésie d’accumulation qui ressemble moins à de la confiance qu’à une ruée vers la sortie, une tentative désespérée de convertir les derniers actifs réels en tokens numériques avant que le château de cartes ne s’effondre.

Nous vivons ainsi les derniers moments d’une grande illusion, où la promesse technologique masque temporairement l’épuisement du système qui la porte, où la virtualisation de la valeur prétend transcender les limites matérielles jusqu’à ce que celles-ci s’imposent avec une brutalité proportionnelle au déni qui les aura précédées. Le capitalisme, en rêvant d’un monde sans humains, signe son propre arrêt de mort, incapable de comprendre qu’en éliminant le travail vivant, il élimine la source même de sa reproduction. Les Dix Titans règnent sur un empire de données qui vaut des milliers de milliards tant que dure la fiction collective, mais qui ne pourra rien contre la réalité quand elle reprendra ses droits.​​​​​​​​​​​​​​​​

[texte co-écrit avec Claude]