Ne pas capituler

Le communisme ou l’extinction

L’effondrement n’est plus hypothèse mais processus en cours. Les seuils sont franchis, les boucles de rétroaction enclenchées, la sixième extinction de masse entamée. Continuer à parler de “sauver la planète” ou d’“éviter la catastrophe” relève de la pensée magique – la catastrophe est là, multiple, différenciée selon les géographies et les classes, mais déjà là. La mer d’Aral n’est plus une prophétie mais un fait accompli qui se généralise. Les réfugiés climatiques ne sont plus une projection mais une réalité massive. L’effondrement des écosystèmes n’est plus un risque mais un processus observable en temps réel.

Cette temporalité de l’effondrement transforme radicalement la question politique. Il ne s’agit plus de mobiliser pour empêcher ce qui arrive mais d’organiser collectivement la traversée de ce qui est déjà advenu. La nuance est cruciale : accepter l’effondrement comme fait n’est pas accepter ses modalités capitalistes. Entre subir passivement la désagrégation dans le chaos marchand et organiser consciemment les moyens de production, tout se joue. L’effondrement peut être barbare ou il peut être l’occasion d’une métamorphose – mais il est là.

Dans cette situation, compter sur le capitalisme pour gérer l’effondrement est une absurdité logique autant que pratique. Non seulement le capital est la cause historique de l’effondrement – par l’accumulation forcenée depuis la révolution industrielle – mais sa structure même le rend incapable de répondre aux limites planétaires. Cette incapacité n’est pas conjoncturelle mais ontologique.

Le capital fonctionne selon une formule implacable : argent-marchandise-argent augmenté. Cette formule ne connaît aucune borne matérielle, seulement l’impératif abstrait de la valorisation. Le capital doit croître ou s’effondrer – la stagnation est sa mort. Cette contrainte systémique n’est pas un choix politique qu’on pourrait modifier mais la logique même de la valeur qui s’autovalorise. Toute tentative de “réguler” le capital, de le “verdir”, de le “moraliser” se heurte à cette nécessité structurelle : interrompre l’accumulation, c’est déclencher la crise.

Plus profondément, le capital ne peut pas voir les limites parce que sa forme de comptabilité – la valeur abstraite mesurée en temps de travail socialement nécessaire – n’a aucun rapport avec les cycles biogéochimiques, les seuils de résilience écosystémique, l’entropie. Un arbre n’existe pour le capital que comme bois marchandise ou puits de carbone monnayable, jamais comme participant d’un écosystème. L’eau n’existe que comme ressource ou coût de production, jamais comme cycle hydrologique. Cette cécité n’est pas corrigible par de meilleurs indicateurs – PIB vert ou autre – car elle tient à la forme même de la richesse capitaliste : la valeur abstraite indifférente à tout contenu matériel.

L’externalisation des coûts écologiques n’est pas non plus un “défaut de marché” qu’on pourrait corriger mais une nécessité : le capital qui internaliserait vraiment tous ses coûts écologiques ne serait plus compétitif et disparaîtrait. La tragédie des communs sous le capitalisme n’est pas un accident mais une fatalité – chaque capital individuel doit maximiser son profit même si tous les capitaux ensemble scient la branche sur laquelle ils sont assis. C’est la rationalité microéconomique produisant l’irrationalité macroécologique.

Face à cette logique totalisante, certains – comme Andreas Malm – proposent de cibler le “capital fossile” comme ennemi principal. Cette approche a le mérite de désigner des responsables concrets : ExxonMobil, Total, les lobbies pétroliers. Mais elle rate l’essentiel en fragmentant ce qui fait système. Le capital fossile n’est qu’une modalité historique du capital tout court. Le remplacer par le capital “vert” ne change rien à la dynamique d’accumulation.

L’extraction du lithium pour les batteries “propres” reproduit les mêmes logiques extractivistes, déplaçant la destruction du Moyen-Orient vers l’Amérique latine. Les panneaux solaires fabriqués dans des conditions d’hyperexploitation en Chine substituent une chaîne de valeur à une autre sans toucher à la forme-valeur elle-même. L’agriculture bio industrielle remplace les pesticides chimiques par l’exploitation intensive de la main-d’œuvre migrante et l’épuisement des sols par monoculture “verte”. Tesla n’est pas l’antithèse d’Aramco mais son prolongement sous une autre forme – la perpétuation de l’individualisme automobile, de l’étalement urbain, de la mobilité marchande.

Cette fragmentation sectorielle permet au capital de se restructurer sans se transformer, de muer pour survivre. Le “capitalisme vert” n’est pas une contradiction dans les termes mais une stratégie d’accumulation adaptée aux nouvelles conditions – faire du profit avec la décarbonation comme hier avec la carbonation. Les mêmes lois de la concurrence, de l’exploitation, de l’accumulation s’appliquent au solaire et à l’éolien. La couleur change, la logique demeure. Pire : en créant l’illusion d’une solution, le capitalisme vert prolonge le système en le légitimant, retardant la seule solution réelle qui est son abolition.

Dans ce contexte, le recours à des penseurs comme Bruno Latour apparaît comme une fuite idéaliste devant la brutalité du réel. Latour et ses épigones dissolvent la nature en “réseaux d’actants”, transforment les faits scientifiques en “constructions sociales”, proposent des “parlements des choses” où le CO2 serait représenté. Cette sophistication conceptuelle est obscène face à l’urgence matérielle. Le CO2 n’a pas besoin d’être “traduit” dans des réseaux socio-techniques pour réchauffer l’atmosphère. Les forêts n’ont pas besoin de porte-parole au parlement mais de ne pas être coupées.

L’ontologie plate latourienne, en mettant sur le même plan humains et non-humains, ExxonMobil et les glaciers, dissout les responsabilités dans une soupe d’agentivités distribuées où personne n’est coupable puisque tout le monde est actant. C’est l’idéologie parfaite de l’inaction : complexifier à l’infini les médiations pour ne jamais identifier les rapports de force, les antagonismes de classe, les intérêts matériels. Pendant qu’on débat de cosmopolitique et d’hybridation nature-culture, le Bangladesh se noie et l’Amazonie brûle. Le constructivisme est le luxe de ceux qui peuvent encore douter de la matérialité du monde parce qu’ils ne subissent pas directement ses effets.

Cette dérive idéaliste n’est pas innocente. Elle participe d’une dépolitisation qui se présente comme hyperpolitisation. En dissolvant les catégories d’analyse marxistes – capital, classe, exploitation – dans des réseaux indifférenciés, elle rend impossible la désignation de l’ennemi. Or sans ennemi identifié, pas de lutte possible. Le capital adore Latour : il lui fournit le verbiage pour se présenter comme un actant parmi d’autres dans l’Anthropocène, occultant que le Capitalocène serait plus juste.

Face à l’incapacité humaine organisée à stopper l’accumulation, certains en viennent à espérer que la nature elle-même forcera le changement. La planète apparaît alors comme un étrange “agent révolutionnaire” – imposant par ses limites ce que la politique n’a pu accomplir. Les boucles de rétroaction climatiques, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la biodiversité créeraient la barrière finale que le capital ne peut franchir. Là où le prolétariat a échoué, Gaïa réussirait.

Cette vision contient une part de vérité : les limites planétaires sont réelles et non négociables. On ne peut pas négocier avec les lois de la thermodynamique comme on négocie un accord salarial. Le capital se heurte effectivement à des contraintes physiques absolues qui finiront par bloquer l’accumulation. Mais voir là une “révolution” est un contresens tragique. La planète n’a ni conscience ni projet. Elle impose des limites sans proposer d’alternative. Elle contraint sans libérer.

Pire, cette “révolution” terrestre frappe d’abord les plus faibles. Les catastrophes climatiques ne distinguent pas oppresseurs et opprimés dans leur occurrence, mais les capacités de résilience, elles, suivent parfaitement les lignes de classe. Les riches se bunkerisent, les pauvres se noient. L’effondrement de la biodiversité affame les paysans du Sud avant de faire monter légèrement les prix dans les supermarchés du Nord. La planète comme agent révolutionnaire reproduit et intensifie les inégalités au lieu de les abolir. C’est une révolution sans sujet, sans projet, sans émancipation – une simple destruction qui appelle non pas l’espoir mais l’effroi.

L’erreur est de confondre contrainte et conscience, limite et libération. Marx voyait dans le prolétariat l’agent révolutionnaire parce qu’il pouvait devenir conscient de ses intérêts, s’organiser, formuler un projet de société. La planète ne peut rien de tout cela. Elle est muette sur ce qui devrait remplacer le capital. Elle détruit sans construire. Compter sur elle pour faire la révolution à notre place, c’est le degré zéro de la politique – l’aveu d’une impuissance qui se drape dans l’espoir que la catastrophe accouchera mécaniquement du nouveau.

Pourtant, reconnaître ces limites matérielles – l’effondrement en cours, l’impossibilité du capital à y répondre, l’absence d’agent révolutionnaire automatique – ne signifie pas sombrer dans le fatalisme. Entre le système qui pousse structurellement contre les limites et un système qui pourrait rationnellement composer avec elles, l’écart reste immense. Le capital est une voiture sans freins fonçant vers le mur ; une société post-capitaliste pourrait freiner, bifurquer, amortir le choc.

Cette différence n’est pas spéculative mais historiquement attestée, même partiellement. Octobre 1917, malgré sa dégénérescence ultérieure, a montré que les producteurs directs pouvaient prendre le contrôle de la production. Les soviets, avant leur bureaucratisation, étaient l’embryon d’une planification démocratique. Cuba, malgré son autoritarisme, a développé sous contrainte de l’embargo une agroécologie urbaine et une médecine préventive qui montrent d’autres possibles. Ces exemples sont insuffisants, déformés, récupérés – mais ils indiquent une direction.

Une société débarrassée du capital pourrait mobiliser des capacités aujourd’hui entravées : planifier la production sans craindre la crise de valorisation, réorienter massivement la production sans attendre la rentabilité, mobiliser la créativité collective sans la subordonner au profit, partager les savoirs sans propriété intellectuelle, coopérer mondialement sans concurrence. Les limites physiques demeurent – entropie, finitude des ressources – mais entre les subir dans le chaos capitaliste et les gérer rationnellement dans l’égalité, tout change.

Le communisme ne peut plus promettre l’abondance matérielle infinie – cette promesse était d’ailleurs déjà une déformation productiviste du projet marxien. Il doit inventer une prospérité autre : riche en temps libéré, en liens sociaux, en rapport sensible au monde, sobre en matière et en énergie. Non pas la gestion de la pénurie mais la redéfinition de la richesse. Non pas moins mais autrement. Cette transformation n’est possible que par l’abolition du capital comme rapport social total – pas sa régulation, pas sa moralisation, pas son verdissement : son abolition.

Ne pas être vaincus, c’est comprendre que la fenêtre se referme mais qu’elle n’est pas encore close. C’est maintenir l’horizon communiste non comme utopie consolatrice mais comme seule issue rationnelle à l’irrationalité capitaliste.