Ne pas capituler

Lire ou disparaître

De l'urgence vitale de la lecture face à la réification algorithmique

En 2025, alors que le capitalisme de surveillance a colonisé jusqu'aux recoins les plus intimes de notre psyché et que nos désirs sont devenus des données monnayables, l'acte de lire émerge non plus comme un simple plaisir cultivé, mais comme une urgence existentielle. Face à ce que Michel Desmurget nomme la “fabrique du crétin digital” et à ce que Bernard Stiegler identifiait comme une “prolétarisation généralisée” – cette perte du savoir-faire, du savoir-vivre et désormais du savoir-être –, la lecture s'impose comme le dernier rempart de notre humanité menacée.

Nous vivons une rupture anthropologique sans précédent. Le capitalisme de surveillance, exposé par Shoshana Zuboff, ne se contente plus d'exploiter notre force de travail : il extrait notre “surplus comportemental”, transformant chaque geste, chaque hésitation, chaque regard en matière première pour des “produits de prédiction”. Les plateformes numériques ont créé ce que l'École de Francfort n'aurait pu imaginer dans ses cauchemars les plus sombres : une réification totale où le sujet devient data point, profil algorithmique, cible publicitaire.

Cette colonisation algorithmique produit ce que Raphaël Gaillard observe quotidiennement dans sa pratique psychiatrique : une explosion des troubles mentaux, particulièrement chez les jeunes. Les chiffres sont accablants : 86% des 8-18 ans français sont sur les réseaux sociaux, avec une moyenne de 4 h et 11 mn d'écran quotidien. L'usage problématique des réseaux sociaux a augmenté de 57% entre 2018 et 2022. TikTok peut exposer un adolescent à des contenus suicidaires en moins de 3 mn. Nous assistons à ce que Gaillard nomme une potentielle “épidémie de troubles mentaux” liée à cette hybridation technologique non maîtrisée.

Face à cette catastrophe annoncée, Gaillard propose une thèse révolutionnaire : la lecture constitue historiquement la première hybridation technologique réussie de l'humanité. “Le livre constitue la grande hybridation de l'humanité. L'avènement de l'écrit signe l'ère de l'augmentation”, affirme-t-il. L'écriture a permis d'externaliser notre pensée, de la déposer hors de nous comme sur un “premier disque dur externe”, puis la lecture nous permet de nous la réapproprier, créant un processus d'augmentation cognitive qui a marqué notre passage de la Préhistoire à l'Histoire.

Cette hybridation première nous offre un modèle pour comprendre comment aborder l'IA sans nous y perdre. Comme le souligne Gaillard avec ironie : “Chat GPT est la démonstration in silico que de l'intelligence se crée par la lecture.” Les IA les plus sophistiquées tirent leur puissance de l'ingestion de millions de pages de texte. Si les machines s'éduquent par la lecture, comment pourrions-nous, nous humains, abandonner cette pratique fondatrice sans nous condamner à devenir les accessoires de nos propres créations ?

Maryanne Wolf, également neuroscientifique, décrit la formation d'un “circuit de lecture profonde” qui permet l'inférence, l'analogie, l'empathie et la pensée critique. Ce circuit, fruit de la neuroplasticité, est littéralement en train d'être démantelé par la lecture sur écran qui favorise le “skimming” – ce survol superficiel qui devient notre mode par défaut. Wolf ne prône pas un rejet total du numérique mais le développement d'un “cerveau bi-littéraire”, capable de naviguer entre la profondeur du papier et la rapidité du digital.

Les études d'imagerie cérébrale sont formelles : la lecture profonde active 46% de plus les régions exécutives du cortex préfrontal que le survol numérique. C'est un entraînement cognitif comparable à l'exercice physique pour le corps. Comme le formule Gaillard : “On doit s'imposer [la pratique de la lecture] qui a la même importance que la pratique sportive.” Face à la fragmentation attentionnelle induite par les notifications permanentes et le scroll infini, la lecture restaure notre capacité à maintenir une attention soutenue, à suivre un fil de pensée complexe, à habiter la durée.

Marielle Macé apporte une dimension philosophique essentielle : lire n'est pas seulement déchiffrer des signes, c'est “s'approprier des styles à vivre”. Dans Façons de lire, manières d'être, elle montre que la littérature offre des “propositions d'existentialité”, des répertoires de formes et de rythmes qui nous permettent de façonner activement notre existence. Face à la “désindividuation” décrite par Stiegler – cette standardisation des subjectivités par les algorithmes –, la lecture devient un acte de résistance existentielle.

Chaque livre lu ajoute une singularité irréductible à notre manière d'être. Contrairement aux algorithmes qui nous enferment dans des “bulles de filtres” et des boucles de renforcement, la lecture nous expose à l'altérité radicale, à l'imprévu, à ce qui échappe aux prédictions. Elle nous rend, littéralement, imprévisibles. C'est ce que Marcel Proust appelait déjà une “incitation” à la vie spirituelle : non pas une conclusion mais un commencement, un éveil à nous-mêmes par le détour de l'autre.

Les données cliniques de 2025 sont sans appel : la bibliothérapie réduit les symptômes dépressifs de 24% et augmente les scores de résilience de 18% chez les adolescents. 30 minutes de lecture quotidienne pendant 8 semaines améliorent les fonctions exécutives de 12%. Face à ce que Desmurget documente comme une baisse de 31% de l'attention soutenue chez les adolescents grands consommateurs d'écrans, la lecture apparaît comme un remède accessible et puissant.

Mais au-delà de ces bénéfices individuels, la lecture reconstruit le tissu social déchiré par l'hyperconnexion. Les clubs de lecture, les festivals littéraires, ces “Nuits de la lecture” qui investissent jusqu'aux Catacombes de Paris, créent des espaces de rencontre authentique où la parole circule sans médiation algorithmique.

En 2025, seulement 48% des Français lisent au moins un livre par an, contre 73% en 1988. Les jeunes passent 35 h par semaine sur leurs écrans. Le livre a quitté leur imaginaire au profit d'une culture numérique qui les transforme en “crétins digitaux” selon l'expression provocatrice mais juste de Desmurget. L'enjeu dépasse donc la simple préservation culturelle. Il s'agit de sauver notre capacité même à penser, à ressentir, à nous relier les uns aux autres autrement que comme des nœuds dans un réseau de données. La lecture développe simultanément l'intelligence rationnelle et l'intelligence émotionnelle, ces deux piliers que Gaillard identifie comme essentiels pour maintenir notre spécificité humaine face à l'IA.

Pour le dire autrement : en 2025, face à l'emprise du capitalisme de surveillance qui transforme notre attention en marchandise et nos vies en profils prévisibles, lire est devenu un acte de résistance fondamental. C'est refuser la facilité de la pensée prédigérée, choisir l'effort de la compréhension contre la passivité de la consommation. C'est préserver en nous cette capacité spécifiquement humaine de transformer des signes noirs sur une page blanche en mondes, en émotions partagées, en questionnements féconds. Dans un monde où les algorithmes tentent de nous faire et défaire selon leurs calculs, lire, c'est reprendre la main sur notre propre construction, c'est réactiver les mécanismes d'individuation que le numérique tend à court-circuiter.

La lecture n'est donc plus un luxe mais une nécessité vitale, notre meilleure arme cognitive et morale face à la réification numérique. Elle est ce qui nous permet de rester sujets dans un monde qui tend à nous transformer en objets. Elle est, pour reprendre encore les mots de Gaillard, notre façon de nous tenir “affûtés et d'aplomb pour grandir, nous armer et chevaucher vers d'autres hybridations” – choisies, maîtrisées, humaines.