Ne pas capituler

Mark Fisher et l’École de Francfort

Fisher a explicitement reconnu sa dette envers Theodor Adorno et Herbert Marcuse, deux figures majeures de l’École de Francfort. Mais cette influence n’était pas une simple répétition – Fisher a traduit leurs intuitions pour l’ère du capitalisme numérique, créant ce qu’on pourrait appeler une “théorie critique 2.0” qui garde l’esprit de Francfort tout en abandonnant certains de ses présupposés élitistes.

Commençons par Adorno, dont l’ombre plane sur toute l’œuvre de Fisher. Le concept adornien d’industrie culturelle est central dans la pensée fishérienne, mais transformé pour notre époque. Pour Adorno, écrivant dans les années 1940–60, l’industrie culturelle désignait la transformation de l’art en marchandise standardisée – le jazz, Hollywood, la radio produisant une fausse conscience qui empêchait toute pensée critique. Fisher reprend ce diagnostic mais le complexifie. Dans notre monde, ce n’est plus seulement que la culture est marchandisée, c’est que nous sommes tous devenus des producteurs culturels précaires, générant du contenu pour les plateformes. L’industrie culturelle ne nous impose plus ses produits d’en haut, elle nous fait travailler gratuitement pour elle à travers nos posts, nos likes, nos données.

La notion adornienne de “vie mutilée” résonne profondément chez Fisher. Adorno diagnostiquait comment le capitalisme industriel produisait des subjectivités endommagées, incapables d’expérience authentique. Fisher actualise ce diagnostic avec son concept de “réalisme capitaliste” – nous ne sommes plus seulement endommagés, nous avons perdu jusqu’à la capacité d’imaginer que les choses pourraient être autrement. Là où Adorno voyait encore la possibilité d’un art authentique (Schoenberg, Beckett) qui résisterait à la marchandisation, Fisher constate que même cette échappatoire s’est refermée – tout est récupérable, commercialisable, “disruptable”.

Mais Fisher rompt avec le pessimisme aristocratique d’Adorno sur un point crucial. Adorno méprisait la culture populaire, n’y voyant que standardisation et abêtissement. Fisher, lui, trouve dans la musique électronique, le punk, la jungle, des moments de vérité et de résistance. Cette différence n’est pas anecdotique – elle révèle deux conceptions différentes de la théorie critique. Pour Adorno, la masse était irrémédiablement corrompue par l’industrie culturelle. Pour Fisher, c’est dans les marges de la culture populaire que peuvent émerger les lignes de fuite.
L’influence de Marcuse est tout aussi importante mais différente. Le concept marcusien d’homme unidimensionnel préfigure directement le réalisme capitaliste de Fisher. Marcuse montrait comment le capitalisme avancé créait des sujets incapables de penser au-delà du système, comment la consommation devenait le seul horizon de réalisation. Fisher reprend cette analyse mais la radicalise – nous ne sommes plus seulement unidimensionnels, nous sommes hantés par les dimensions perdues, ces futurs qui n’adviendront jamais mais dont nous portons encore la trace spectrale.

La notion marcusienne de “désublimation répressive” est particulièrement pertinente pour comprendre Fisher. Marcuse expliquait comment le capitalisme tardif, plutôt que de réprimer les désirs comme le capitalisme puritain classique, les libère mais sous une forme qui renforce le système. La révolution sexuelle devient pornographie commerciale, la révolte devient style vestimentaire. Fisher voit ce processus atteindre son apogée avec les réseaux sociaux – notre besoin de reconnaissance devient addiction aux likes, notre désir de communauté devient engagement metrics.

Mais là encore, Fisher diverge de Marcuse sur des points essentiels. Marcuse gardait l’espoir d’un “grand refus”, d’une négation totale du système par les marginaux – étudiants, minorités, artistes. Fisher, écrivant après l’échec de toutes ces révoltes, ne peut plus croire à ce grand refus. À la place, il propose quelque chose de plus modeste mais peut-être plus réaliste – identifier les failles, les glitches, les moments weird où le système révèle son étrangeté.

L’École de Francfort avait développé le concept de “raison instrumentale” – cette rationalité qui transforme tout en moyen, qui ne peut plus penser les fins. Fisher voit cette raison instrumentale atteindre son apothéose avec l’algorithme. L’IA est la raison instrumentale devenue autonome, optimisant sans savoir pourquoi, calculant sans comprendre. Mais là où Adorno et Horkheimer voyaient dans la raison instrumentale une perversion de la Raison des Lumières, Fisher y voit quelque chose de plus ambigu – une force qui pourrait potentiellement être détournée, hackée, déviée de ses fins capitalistes.

Un concept moins connu mais crucial est celui de “fantasmagorie” développé par Walter Benjamin, figure périphérique mais importante de l’École de Francfort. Benjamin analysait comment le capitalisme du XIXe siècle créait des espaces oniriques – les passages parisiens – où la marchandise devenait spectacle magique. Fisher actualise cette notion avec ce qu’il appelle la “fantasmagorie numérique” – les espaces virtuels où nous flottons dans un rêve de connexion infinie tout en étant fondamentalement isolés. Instagram, le métavers, les mondes virtuels sont nos passages parisiens, mais au lieu de flâner, nous scrollons.

La méthode même de Fisher doit beaucoup à l’École de Francfort. Comme ses prédécesseurs, il pratique ce qu’on pourrait appeler une “critique immanente” – analyser le système depuis l’intérieur, utiliser ses propres contradictions contre lui. Comme eux, il mélange philosophie, sociologie, psychanalyse, esthétique pour créer une théorie totale de la société. Comme eux, il refuse la séparation entre théorie et expérience vécue, entre concept et affect.

Mais Fisher apporte quelque chose que l’École de Francfort n’avait pas – une sensibilité subculturelle, une connaissance intime de la culture numérique, une capacité à parler depuis la précarité plutôt que depuis la chaire universitaire. Là où Adorno écrivait depuis son exil californien avec la nostalgie de la haute culture européenne, Fisher écrit depuis les ruines du post-industriel britannique avec la mémoire des raves et du punk.

Cette différence de position produit une différence de ton et de stratégie. L’École de Francfort cultivait ce qu’Adorno appelait la “négativité déterminée” – refuser toute réconciliation avec l’existant, maintenir l’exigence de l’impossible. Fisher pratique ce qu’on pourrait appeler une “négativité weird” – non pas refuser le système en bloc mais identifier ses zones d’étrangeté, ses moments de dysfonctionnement, ses failles spectrales.

L’héritage le plus profond de l’École de Francfort chez Fisher est peut-être cette conviction que la théorie critique n’est pas un exercice académique mais une question de survie psychique et politique. Comme Adorno écrivant après Auschwitz, comme Marcuse analysant la société administrée, Fisher comprend que penser critiquement n’est pas un luxe intellectuel mais une nécessité vitale face à un système qui veut coloniser jusqu’à notre capacité d’imagination.

Texte co‑écrit avec Claude