Ne pas capituler

Pierre Charbonnier, avatar de l’effondrement

Le capitalisme mène une guerre réelle sur tous les fronts simultanément : contre les corps qu’il broie dans ses usines et ses entrepôts, contre les esprits qu’il colonise par ses algorithmes, contre les territoires qu’il évide de leur substance, contre le vivant qu’il réduit à une externalité comptable. Cette guerre n’est pas une métaphore mais une réalité matérielle dont la violence constitue la modalité d’existence même du système, son moyen de reproduction élargie.

Cette guerre a ses généraux, ils contrôlent désormais 40 % du S&P 500. Elle a aussi ses soldats : ces millions de travailleurs précaires qui livrent, codent, nettoient, assemblent jusqu’à l’épuisement. Ses champs de bataille : les forêts amazoniennes transformées en pâturages, les fonds marins éventrés pour leurs métaux, les villes rendues inhabitables par la spéculation. Et comme toute guerre moderne, elle produit ses réfugiés par millions — climatiques, économiques — fuyant des territoires rendus invivables par l’extraction de valeur.

Ce qui sidère, c’est la continuation imperturbable de cette machine de guerre malgré l’omniscience de la catastrophe. Les rapports scientifiques s’accumulent, les forêts brûlent en direct sur tous les écrans, les espèces disparaissent à un rythme ahurissant, les températures pulvérisent les records années après années, bref : l’humanité sait avec une précision inédite qu’elle fonce vers l’abîme. Et pourtant, Oracle bondit de 36 %, les datacenters prolifèrent, l’accumulation s’accélère…

Jusqu’à épuisement total des ressources disponibles ? Jusqu’à ce que l’infrastructure physique de l’accumulation soit détruite ? Les serveurs sous les eaux, les ports noyés, les chaînes logistiques rompues ? En tout cas, le capital continuera d’accumuler coûte que coûte. Ni la raison, ni l’éthique ou l’instinct de survie ne l’arrêteront. Car cette violence n’est pas collatérale mais constitutive. Le capitalisme se nourrit de cette destruction dans son avancée tranquille vers le néant.

Dans ce contexte d’effondrement, naturellement, surgissent des propositions qui représentent non pas des alternatives mais l’apothéose même de la logique mortifère du capital. Le projet d’une “écologie de guerre” européenne, tel que théorisé (sans vomir) par Pierre Charbonnier, illustre malheureusement cette tendance en poussant la capitulation intellectuelle à des sommets inédits.

Se présentant comme “réaliste” et “pragmatique”, Charbonnier appelle les écologistes à “parler le langage de la géopolitique”, c’est-à-dire à abandonner leurs valeurs fondatrices pour embrasser la pure logique de puissance. S’il critique la décroissance, l’éco-socialisme et l’écologie libérale pour leur “idéalisme”, c’est pour leur reprocher de ne pas comprendre que seule la rivalité entre nations peut imposer la décarbonation. Loin de dissimuler ses intentions sous un vernis progressiste, Charbonnier assume explicitement une écologie capitaliste, revendiquant la guerre comme levier de la transition écologique.

Cette obscénité théorique atteint son paroxysme quand il présente la guerre en Ukraine comme une opportunité positive, observant avec satisfaction comment le conflit pousse l’Europe à accélérer sa décarbonation pour échapper à la dépendance russe. Les morts ukrainiens deviennent ainsi les dommages collatéraux acceptables d’une transition énergétique.

Naturellement, Charbonnier a choisi son camp : l’Europe. Une Europe comme puissance dominante et devant imposer sa transition au monde par la force militaire et économique. Charbonnier ne se contente pas de perpétuer le fantasme colonial sous habit écologique — il le revendique ouvertement —, il consacre les marchés carbone, les innovations technologiques, les alliances militaires comme instruments d’une nouvelle domination impériale verte. Il ne se contente pas de “parler le langage de la géopolitique”, il parle celui de l’impérialisme.

Le plus vertigineux dans cette proposition est qu’elle présente l’intensification de ce qui cause le problème comme solution au problème lui-même. La rivalité entre nations, la compétition pour les ressources, la course aux armements — tout ce qui a mené à la catastrophe écologique actuelle — deviennent magiquement les moyens de la résoudre. Charbonnier observe que les conflits amènent les puissances à considérer la décarbonation comme un “atout géopolitique”, mais il est incapable de voir l’absurdité de militariser la réponse à une crise causée par des siècles de guerres pour les ressources…

L’avancée tranquille vers le néant se poursuit donc, mais désormais escortée par les justifications savantes de ceux qui, ayant renoncé à imaginer qu’une alternative soit possible, consacrent leur érudition à démontrer qu’elle n’est ni réalisable ni même souhaitable. Des réformistes d’un genre nouveau qui préfèrent verdir l’impérialisme plutôt que de l’abattre, qui s’emploient à transformer la capitulation en pragmatisme, à déguiser l’acceptation du pire en lucidité géopolitique, bref : des idéologues qui non seulement acceptent le massacre mais qui le théorisent comme voie de salut.

Charbonnier et ses semblables resteront dans l’histoire des idées comme chiens de garde au service de la guerre totale du capital contre le vivant.