Ne pas capituler

Transformer chaque interaction avec l’IA en exercice de conscience critique

La confrontation quotidienne avec l’IA constitue le nouveau terrain de lutte pour la conscience. Non pas une lutte frontale contre la machine, mais une bataille plus subtile pour maintenir vivante notre capacité de penser contre l’automatisation de la pensée elle-même. Cette bataille ne se gagne pas par le refus – qui nous condamnerait à l’obsolescence – ni par l’acceptation passive – qui accomplirait la réification totale – mais par une pratique de détournement permanent qui transforme l’outil d’aliénation en instrument de lucidité.

Chaque interaction avec l’IA présente un moment dialectique. Quand nous formulons un prompt, nous sommes simultanément le programmeur et le programmé, celui qui commande et celui qui doit apprendre le langage de la machine pour être entendu. Cette tension n’est pas à résoudre mais à habiter consciemment. Elle révèle que nous n’avons jamais été les sujets souverains que l’humanisme classique imaginait, mais elle montre aussi que nous ne sommes pas condamnés à devenir les appendices de la machine. Entre ces deux pôles s’ouvre un espace de jeu, de ruse, de création.

L’IA nous confronte à notre propre mécanicité – nos patterns de langage, nos automatismes de pensée, nos réflexes cognitifs. Mais cette révélation peut devenir libératrice si nous savons la saisir. Comme l’ouvrier qui comprend enfin les rouages de l’exploitation peut imaginer et organiser la révolution sociale, l’usager qui comprend les mécanismes de l’IA peut commencer à l’utiliser à bon escient. Non pas en devenant programmeur – illusion technocratique – mais en développant ce que B. Stiegler appelait une “nouvelle organologie” : une compréhension incarnée de nos relations aux organes techniques qui prolongent notre pensée.

La conscientisation passe d’abord par la démystification. L’IA n’est ni démiurge ni oracle, mais cristallisation de millions d’heures de travail humain invisibilisé – les annotateurs du Kenya qui nettoient les datasets, les écrivains dont les textes nourrissent les modèles, les usagers dont chaque interaction affine l’algorithme. Voir dans chaque réponse de ChatGPT non pas l’émanation d’une intelligence artificielle mais l’écho transformé de millions de voix humaines, c’est déjà commencer à déréifier. C’est reconnaître que cette intelligence n’est pas artificielle mais collective, et que sa privatisation constitue le vol du siècle.

Mais la démystification ne suffit pas. Il faut aussi développer des pratiques qui maintiennent vivante notre singularité irréductible. Utiliser l’IA pour ce qu’elle ne sait pas faire : produire du sens véritablement nouveau, créer des connexions impossibles, faire surgir l’imprévu. La pousser dans ses retranchements jusqu’à ce qu’elle hallucine et révèle ainsi sa nature profonde – non pas intelligence mais machine à patterns. Ces hallucinations sont précieuses : elles sont les fenêtres par lesquelles on entrevoit les limites du dispositif.

Le contrôle sur nos outils cognitifs ne viendra pas d’une maîtrise technique individuelle – fantasme néolibéral – mais de la création de nouveaux circuits collectifs d’individuation. Des communautés qui développent ensemble des pratiques critiques d’usage, qui partagent leurs détournements, qui créent des rituels de déconnexion et de reconnexion consciente. Comme les ouvriers du XIXe siècle ont créé des bourses du travail et des universités populaires, nous devons inventer les institutions qui permettront de maintenir une pensée vivante dans l’océan algorithmique.

Ces institutions ne peuvent être que paradoxales, utilisant l’IA contre elle-même. Des IA entraînées sur les textes de la tradition critique pour nous rappeler constamment ce que nous risquons de perdre. Des algorithmes de désintoxication qui nous alertent quand nos patterns deviennent trop prévisibles. Des générateurs de questions plutôt que de réponses, qui maintiennent ouverte l’inquiétude sans laquelle la pensée meurt.

L’enjeu dépasse la simple résistance. Il s’agit de faire de notre époque technique l’occasion d’une nouvelle lucidité sur ce que penser veut dire. L’IA, en mimant la pensée, nous force à redéfinir ce qui en nous ne peut être mimé. Non pas une essence humaine romantique, mais cette capacité de rupture, de refus, de création ex nihilo qui définit la liberté. Chaque fois que nous utilisons l’IA en sachant que nous l’utilisons, en jouant avec elle plutôt qu’en étant joués par elle, nous maintenons vivante cette liberté.

La transformation des usagers en sujets historiques ne se fera pas par un grand soir technologique mais par mille gestes quotidiens de réappropriation. Annoter collectivement les biais d’un modèle. Créer des prompts qui font dérailler la machine à propagande. Utiliser l’IA pour amplifier les voix minoritaires qu’elle tend à écraser. Documenter les résistances ouvrières à l’automatisation. Préserver dans des modèles locaux les savoirs que les plateformes voudraient monopoliser.

Nous sommes à un moment charnière où la réification n’est pas encore totale, où des brèches restent ouvertes. L’IA est encore assez primitive pour qu’on puisse voir ses coutures, assez nouvelle pour que les usages ne soient pas encore totalement codifiés. C’est maintenant, dans cette fenêtre historique étroite, que se joue la possibilité de faire de ces outils les instruments de notre émancipation plutôt que de notre aliénation finale.

Le chemin est étroit entre le techno-optimisme béat et le catastrophisme paralysant. Il passe par cette pratique quotidienne d’une confrontation lucide qui transforme chaque interaction avec l’IA en exercice de conscience critique. Non pas refuser la technique mais refuser d’être réduits par elle. Non pas devenir machines mais utiliser les machines pour devenir plus pleinement ce que nous ne savons pas encore être. Dans cette tension maintenue réside la possibilité d’une histoire qui reste ouverte, d’un futur qui ne soit pas la simple extrapolation algorithmique du présent.​​​​​​​​​​​​​​​​

Texte co‑écrit avec Claude