je ne travaille plus et écris le reste du temps

La ville morte / épisode 14 – dans une ville inconnue

titre en image : La ville morte / épisode 14 - dans une ville inconnue

J'ai pris un bus dans une ville inconnue. Je déchiffre mal les noms qui s'affichent sur les arrêts.

Comme souvent, cela commence par une fuite. “Je viendrai” et je ne viens pas. “Je resterai” et je pars. Cette fois-ci, j'ai quitté une énième soirée étudiante, un apéro, ou peut-être une colocation vide. J'ai sur moi un paquet de cigarettes, des pièces étranges et Radiohead qui me chante comment disparaître. Je suis sorti⋅e de la résidence et j'ai pris le premier bus.

Il y a du monde à l'arrêt. Un petit groupe qui va vouloir s'engouffrer dans les portes du bus en même temps. Une dame, foulard sur la tête, gamins dans les jambes m'a posée une question que je n'ai pas comprise. J'ai imaginé qu'elle me disait : vous aussi vous ne savez pas où vous allez ? Alors je lui ai dit oui, oui avec un mauvais accent. Elle m'a jeté un regard inquiet et s'est détournée.

Le bus m'amène dans une zone mi-pavillonnaire mi-commerciale. Des hangars et des petits immeubles recouvrent le bitume. Je reste longtemps à regarder les gens entrer et sortir du magasin. Dans une ville dont on raconte sans cesse la violence et l'histoire, leurs allers et venues me semblent extraordinaires. Ici des gens vont au supermarché. Ici des gens meurent. Aucune inconscience dans leurs gestes. Simplement cette multitude de réalités qui se superposent comme partout ailleurs. Nous sommes en guerre, nous achetons des paquets de gâteaux. Il n'y a aucune opposition entre ces deux vérités. Elles existent côte à côte.

J'ai fumé, occupant mes mains et mes lèvres tout à fait inutiles dans cette ville dont je ne comprends ni les langues ni les actions. Un autre bus arrive, je jette ma cigarette juste avant de monter. Le chauffeur de bus m'a hurlé quelque chose d’incompréhensible, j'ai acheté un autre ticket et on est sorti de la ville vers les hauteurs.

Sept collines. Un chiffre mythique. Sept petits tas de cailloux et de violence. Je vais en direction de celle qu'on appelle la maison du soleil. Il fait nuit. Les femmes se sont installées à l'arrière du bus. Je viens d'une ville où, à l'arrière du bus, on retrouve ceux qui jouent aux mauvais garçons. Dans la ville inconnue, ce sont des belles dames en perruques qui occupent les places du fond.

Les hommes restent à l'avant, un peu courbés dans leurs costumes. Ils évitent mon regard, ni par peur ni par respect. Je pense à de l'indifférence et cela me provoque un étrange sentiment d'assurance. Etre le décor, mon programme sans cesse inachevé. Rien de plus beau que l'expression “se fondre dans le décor”. Mais je ne suis pas le décor. Je bouge mal. Je parle mal. Je sens que leurs regards rebondissent sur moi. Ce n'est pas un glissement doux comme sur le reste du paysage. Je suis là, en creux. Je suis un bord du monde dont on ne s'approche pas.

Je pense à un exposé de 4e sur la théorie de la relativité. L'espace temps est déformé par la masse, on peut l'observer à la courbe de la lumière qui dévie. La masse d'une planète recourbe l'espace temps, comme un poids dans un linge tendu. La lumière doit suivre cette courbe et ne circule pas en ligne droite. Cette courbure du temps dans les regards ne me rend finalement que plus visible.

Le bus s'arrête et je marche tout droit en direction de la pente. La courbure du temps est partout. Comme les sdf qu'on évite à la sortie d'un magasin. Les pas des gens forment des détours en arcs de cercles. Vu d'en haut, on n'a pas besoin de voir les sdf pour savoir qu'ils sont là, les pas forment des zones en creux.

Un repli de l'espace-temps. Un bord du monde dans la ville.

#villemorte