je ne travaille plus et écris le reste du temps

La ville morte / épisode 16 – la balance

La ville morte / épisode 16 - la balance

L'homme pose sa balance sur le banc. “Je pèse le banc” il dit. Ses gestes vont vite, trop vite pour que j'en comprenne le sens. Des chiffres s'affichent sur la balance grise. C'est étrange, je pense. Pourquoi des chiffres sur cette balance. Je crois que c'est cette question qui l'agite lui-aussi. Il pose la balance, se lève, part, revient précipitamment, caresse l'acier de la balance, s'assied, part de nouveau.

Autour de lui, nous sommes immobiles. Le bus n'arrive pas. Une dame souffle à chaque fois qu'elle regarde l'horizon. C'est lent un bus qui est noté comme “à l'approche” et qui ne vient pas. Ça nous rend lent nous aussi. Une petite regarde l'homme à la balance. Elle ne dit rien. Ses yeux sont fixés sur lui et s'élargissent à chaque geste brusque de l'homme. C'est la première à faire un cri quand l'homme se jette sur la chaussée.

Ce n'est pas vraiment un cri, c'est plutôt une inspiration en creux. Elle ne hurle pas “attention” comme un adulte aurait pu le faire. Elle siffle en dedans. Elle aspire l'air autour d'elle. Je la regarde. Je mets longtemps à regarder ce qu'elle regarde. On est lent quand on attend un bus.

L'homme s'est jeté sur la chaussée, moi je regarde la fille et la femme regarde le bus qui n'arrive pas et puis est soudainement arrivé. Le bus arrive et l'homme se jette sur la chaussée. Ou plutôt l'homme se jette sur la chaussée provoquant l'arrivée du bus. Je n'ai pas compris. Le bus n'a pas klaxonné. La dame n'a pas regardé autre chose que les chiffres digitaux annonçant l'arrivée imminente du bus, il n'y a eu que le petit sifflement en dedans de la fille.

Pendant un moment, l'homme a disparu, englouti par le bus, la chaussée ou l'étrange espace-temps qu'il trimbale avec lui. Je l'ai cherché. J'ai cherché des bouts de lui sur la chaussée, ou un cri ou quelque chose qui m'indiquait sa présence. Nulle part.

Le bus est reparti aussi vite qu'il était arrivé. La dame l'a regardé exaspérée : ce n'était pas son bus. Le sien n'arrive pas. De l'homme il ne restait que le petit cri de la fille et la balance sur le banc.

Il a réapparu derrière l'arrêt de bus, un mégot à la main. Il s'est faufilé entre les barrière et a posé le mégot sur la balance, puis a secoué la tête en réagençant son installation. Il n'est pas content. Je regarde par dessus son épaule et je me dis : moi aussi je serai surpris si le mégot pesait plus que le banc.

Il fait quelques pas et disparaît de nouveau.

#villemorte