je ne travaille plus et écris le reste du temps

Reprendre une conversation, douze ans plus tard

Dawson's creek - deux adolescent‧e‧s regardent la télévision

J'ai repris une conversation, douze ans plus tard. Les quais du Rhône sont parsemés de télétravailleur‧e‧s et d'étudiant‧e‧s. L'air est chaud, on croit enfin au printemps.

J'ai compris l'expression “reprendre une conversation comme si on s'était quitté la veille.” On s'est quitté avant le lancement dans la vie étudiante, on se retrouve douze ans après, au début de notre vie professionnelle un peu incertaine.

J'ai eu des bribes d'informations durant ces douze ans. Un effiloché de vie qui ne dit pas grand chose. Une réorientation, une thèse, une maladie longue. En cherchant son nom sur internet, j'avais trouvé une photo ou deux, des annonces de colloques, c'était tout. Mes questions essentielles étaient sans réponse : quelles étaient ses opinions politiques ? sa curiosité avait-elle pris fin ? son chien était-il mort ? et sa mamie adorable qui nous accueillait les étés ? Ce genre de questions n'est pas googlable, pas encore. On ne demande pas à un moteur de recherche si ses relations avec son père se sont améliorées ou si sa sœur est heureuse. On pose rarement ces questions en vrai.

Sa voix m'a surpris. C'est la voix de sa mère, si distincte. Pas un accent, mais un rythme, doux et précis. Une voix d'adulte, un peu fatiguée et réfléchie. Je ne me souvenais pas de cette voix là. Mais de quoi je me souvenais ? Ses yeux sont les mêmes, sans doute est-il rare de changer de regard, même en une décennie. Sa stature est identique : grande et mince. Ses habits sont sobres et élégants. Comme quand on était gosse. Enfant, j'étais habillée comme l'as de pic, avec mes habits récupérés à droite à gauche et un goût tout particulier pour l'agencement des couleurs. Alors que ses tenues étaient toujours propres et soignées. Comme les maquettes et figurines qu'on peignait pendant des heures.

La discussion a glissé entre le présent et le passé, le personnel et le général. On a passé en revue nos ami‧e‧s d'enfance, dont je n'avais aucune nouvelles depuis bien plus longtemps. Des gamins, des carrières un peu pétées, des orientations plus ou moins chaotiques. A. est devenu conducteur d'engins dans le BTP, comme son père. T. est devenu pâtissier, comme son père. J. s'est un peu cherché et est maintenant dessinateur-projeteur. E. s'est un peu cherchée, on ne sait pas trop ce qu'elle fait en ce moment. M., depuis son CAP, pas de nouvelles. Elle a eu des gosses, c'est sûr, c'était son objectif même quand on était gamins. On a peu abordé les galères, les vraies. On n'a pas parlé de dépression, ni de la maladie d’Alzheimer de la mamie. Ou alors, par petites touches évasives.

Ses remarques sont mi-douces mi-amères, comme toutes les personnes qui s'engagent dans le monde universitaire. Un directeur de thèse inexistant, une précarité organisée, une conclusion : “je m'en sors bien”. Je retrouve son humour et son détachement, déjà si présent quand on était gamins.

C'était une conversation reprise douze ans plus tard. Elle n'a pas dit plus ou mois qu'une conversation entre deux ami‧e‧s installé‧e‧s sur un banc pendant une heure ou deux.

Pour moi, c'était la fin d'une boucle.