JOURNAL DU LAPTOP
Notre contrat d'union
Le vendredi 25e jour du 11e mois nous avions rendez-vous à la mairie de Tôkyô pour signer et enregistrer notre contrat d'union. C'est une simple formalité, pas une cérémonie, mais nous avions tenu à nous habiller chic, d'autant que mon frère aîné avait organisé une réunion familiale.
A était en tailleur gris à jupe droite avec un chemisier très beau en soie crème, elle avait des talons hauts, oh comme elle était belle avec ses cheveux blonds dorés en queue de renard ! Moi j'avais mon kimono sakura bleu profond que j'avais acheté quand je vivais en France avec l'espoir le porter à notre mariage, tabi blanc et geta, nagajuban blanc, un obi ancien de ma maman que mon frère m'a donné, j'ai passé le temps qu'il fallait mais mon col était tiré juste comme il faut sur la nuque.
Donc on entre dans le bureau, on était le 3e couple, le fonctionnaire nous donne les documents, on pose nos hanko, il me demande en riant si je suis de la famille de …
– C'est mon frère
Ça calme.
On ressort avec le papier, 5 minutes, c'est fini.
On repart, grosse auto noire genre celle qui m'avait transportée au Hokkaidô comme un paquet, mais c'est mon frère qui est à côté du conducteur, il parle il parle, lui qui n'est pas bavard…
On arrive à la maison familiale, tout le monde, frères et belles-sœurs nous accueille gaîment, il y a une prêtresse shintô, elle nous bénit et appelle sur nous la protection des kami, c'est tout ce qu'elle peut faire, le mariage shintô n'est pas prévu entre 2 femmes.
Après ça on part tous en caravane de grosses autos noires vers un des plus chics hôtels de Tôkyô, peut-être le plus grand, je sais pas trop, où on a un banquet traditionnel dans un salon privé grand comme une gare. À la fin, mon frère nous fait un gentil speech, très attentionné pour A qu'il appelle sa sœur, et moi m'appelle sa grande petite sœur, j'ai cru qu'il allait pleurer, puis il nous donne une enveloppe, il la tend à A car elle est l’aînée de nous deux . C'est une sorte de test, car normalement on ne regarde pas tout de suite ce qu'il y a dans un cadeau, A le sait, elle prend l'enveloppe à deux mains, salue etc. comme il se doit, alors mon frère lui dit d'ouvrir tout de suite.
Il y a des billets de train 1e classe et une réservation 3 jours dans un ryokan super chic avec onsen prés du fuji san.
On remercie, on s'embrasse pas, ça se fait pas, mais on remercie beaucoup, tout le monde est très ému.
Ensuite on nous conduit au train, c'est la fin de la journée.
Les 1ères classes au japon c'est une expérience, les trains sont chers ici, mais le service est très au-dessus de ce qu'on peut imaginer en France. Les fauteuils tournent dans le sens qu'on veut, tout est propre autant dehors que dedans, il y a des services de bar etc.
Tout ça c'est beaucoup d'argent, bien plus que ce que on peut, nous deux, dépenser, et ça me gêne beaucoup beaucoup, parce que je veux pas jouer les pauvres petites filles riches, je ne suis pas riche, j'ai renoncé à ma part d'héritage, je ne veux pas de cet argent salement gagné depuis des siècles sur le dos de travailleurs surexploités. Je suis donc mise en contradiction avec moi-même en acceptant ces cadeaux hyper luxueux. On en a parlé toutes les deux, beaucoup.
Si vous avez lu les chapitres précédents de ce journal, vous savez par quoi je suis passée depuis la mort de maman j'avais six ans et ce que on m'a fait subir surtout entre douze et dix-huit ans, ce qui motive mon rejet de la puissance et de l'héritage familial.
Mon frère aîné, maintenant le chef de la famille, a découvert tout ça après la mort de notre père et il en a développé un terrible sentiment de culpabilité et de honte. Il sait bien que l'affection entre nous c'est quelque chose bien difficile à faire naître, avec ce passé, et il essaie de rattraper comme il peut. C'est pour ça que j'accepte ses cadeaux : c'est sa façon de diminuer sa honte, qui est sincère, je sais que il a été manipulé, comme mes deux autres frères, et je veux pas les faire souffrir plus.
Ça me gêne, mais tant pis, il faut que je mette ma fierté et mes beaux principes de côté parce que je peux pas refuser leur désir de rattraper les fautes du passé, ce serait cruel et aussi injuste que ce que j'ai moi-même subi de cruauté et d'injustice.