JOURNAL D'UNE PETITE SOURIS À TÔKYÔ (2)
Mardi 7 Juin.
Réveillée à midi, c'est 5h en France, donc normal.
On se prépare pour le rendez-vous. Visiblement A en sait plus que moi, probablement par le message de mon frère à son intention (naturellement je ne l'ai pas lu), elle me conseille de me vêtir sérieux, elle-même est en tailleur genre salarywoman, elle a mis des bas, comme toute femme au japon occupant un emploi de bureau… curieux.
Sérieux, je ne sais pas quoi mettre.
Je vais mettre ma jupe la plus longue, la bleu marine schoolgirl, avec les chaussettes hautes noires, une chemise blanche et un sweat bleu (il fait moins chaud que à paris) et A me prête des chaussures noires basses (je ne sais pas marcher comme elle, avec les talons je me tords les chevilles).
La culotte ? Ha ha, la culotte sera grise et sage.
À l'heure dite la voiture nous attend au bas de l'immeuble (salut du gardien, tiens c'est pas le même).
On roule, on roule, à un moment je reconnais vaguement le quartier, mais où et quand ai-je vu ces rues ?
On y est, c'est le sanctuaire shintô de la famille, c'est ici qu'ont lieu les cérémonies de commémoration pour les ancêtres en général et le grand-père en particulier, c'est ici que j'ai déballé mon sac à l'âge de 16 ans, c'est d'ici que je suis partie en punition au Hokkaidô etc.
Mes genoux ont du mal à me porter, A est souriante, elle me prend par le bras, on monte les marches, on salue, on avance dans l'allée par le côté, comme il se doit, c'est moi qui ai appris ça à ma souveraine, on fait les ablutions, les mains, la bouche, on entre dans le petit bâtiment à droite, la salle privée familiale, je crois bien que je tremble, toute la famille est là, il y a aussi des hauts cadres et des proches, les hommes en costume sombre, les femmes en kimono de cérémonie, le silence est si épais j'ai du mal à avancer, j'ai l'impression de ramer dans une toile d'araignée, je fais quelques pas avant de me rendre compte que A m'a lâchée, elle se tient en retrait, sur le côté droit, je suis seule, debout, immobile, et soudain mes trois frères me saluent profondément, mes belles-sœurs aussi, mon frère aîné prend la parole d'une voix forte pour que tout le monde entende, je suis comme une statue, pétrifiée pour mille ans…
Il me demande pardon, il me prie de bien vouloir lui pardonner de ne pas l'avoir défendue contre notre père, d'avoir été lâche et aveugle, d'avoir laissé faire une grave injustice, ne pas avoir traité sa petite sœur comme devrait faire un frère aîné, avec amour et courage. Ça n'est pas du chiqué, sa voix est parfaitement sincère, mes deux autres frères en font autant, mes belles-sœurs me prient de pardonner… La tête me tourne, je crois que si je n'avais pas derrière moi des siècles d'éducation incroyablement stricte capable de faire tenir debout un cadavre, je tomberais là, par terre, sous le coup de l'émotion. Je ne sais pas quoi faire, le silence qui s'est installé dans la salle dure je ne sais pas, un siècle ? Il me bourdonne aux oreilles, j'entends mon cœur qui frappe pour s'envoler… je fais trois pas, je salue profondément, deux fois, encore un pas, je prends les deux mains de mon frère, chose totalement inconvenante mais je m'en tape, je les porte à mon visage, et je lui souris, je souris à mon frère pour la première fois de ma vie je le jure, et je dis juste Bon, ok, d'accord, on va repartir sur ces bases.
Tout le monde applaudit, mon frère me salue encore, je crois qu'il est super ému, de la main il invite A à rejoindre le groupe, elle m'étreint la main droite, mes jambes ne me portent plus, je crois bien que je ne touche plus terre.
Le reste se passe dans un brouillard de rêve doré, la bénédiction du prêtre avec les gohei, le cérémonial, un grand repas traditionnel dans un salon privé dont le prix sans doute m'aurait fait vivre un an dans le sud de la France, on parle on parle, on se raconte, mon frère nous regarde, A et moi, avec comme un sourire dans les yeux, je crois que je l'ai libéré d'un très vieux poids, et me revient d'un coup sa phrase inachevée à la fin de notre duel « Je regrette…» c'était peut-être ça, déjà un début de prise de conscience.
Mardi 7 Juin, nous rentrons au studio en fin d’après-midi, il est 7h du soir ici, ça doit faire 12 h en France, je pense aux amis laissés là-bas, je vais envoyer un mail à C et G avec le portable qu'on m'a prêté, nos abonnements ici ne sont pas encore activés je ne sais pas pourquoi ça aurait dû être fait pour notre arrivée.
Bienvenue dans ton pays, bienvenue dans ta famille, Neko, bon, finalement ça commence pas si mal.
Oh, je t'aime, A, je t'aime je t'aime je t'aime, merci d'être là, merci de me tenir debout, sans toi derrière moi je n'aurai pas pu.