RUNGIS
Ou comment la petite souris apprenait vite le français des Halles.
J’ai déjà résumé mon échec comme serveuse dans un restaurant « japonais » ou j’étais la seule à parler le japonais, mais malheureusement pas le français, ce qui, à Paris est un handicap.
L’autre serveuse, chinoise, (je l’appellerai Pin) m’avait donné l’adresse d’un marchand de légumes qui avait besoin d’aide sur les marchés, car il souffrait de plus en plus du dos. Ça n’était pas un emploi d’avenir parce qu’il était presque en retraite, mais je pensais que ça pouvait être l’occasion de pratiquer un français de base et ce serait un bon début.
En même temps j’avais commencé à lire beaucoup de livres en français, ce qui avait le mérite d’enrichir mon vocabulaire, mais il me manquait la phonétique, ce qui donnait des résultats étranges mais tout aussi incompréhensibles, surtout quand on confond OU et U, par exemple et qu’on ne comprend rien aux lettres finales muettes ou prononcées…
Bon, j’ai été engagée à l’essai, car Pin qui avait un temps travaillé pour Monsieur J. lui avait laissé le souvenir d’une fille vive et travailleuse, il avait apprécié son ardeur. Il ne faisait pas trop la différence entre une Chinoise et une Japonaise, pour lui nous étions toutes dures au travail, pas râleuses et pas regardantes sur les horaires. Atout supplémentaire des Japonaises : nous étions réputées propres et maniaques de l’hygiène, un plus dans l’alimentaire.
Le travail consistait à partir pour Rungis le matin vers 4h1/2 pour y être vers 5 h ¼, charger les cageots, et être de retour pour 7h 30 au marché, on ne traînait pas.
Moi, ça m’allait, ça collait avec mes insomnies. Parfois je roupillais ½ heure dans la camionnette, ma vieille habitude des bars de nuit de Nara, indifférente au bruit du moteur, mais ça ne dérangeait pas mon boss qui, de toute façon, n’était pas bavard.
Oh là là, la surprise la première fois. Toutes ces lumières en pleine nuit, ce vacarme, les vigiles à l’entrée, comme dans les supermarchés, vous ne pouvez pas savoir comme ça peut surprendre une Japonaise, les vigiles des supermarchés et les portiques de sécurité, on sait même pas ce que c’est…
Je raconterai un jour les supermarchés français…
Et en avant, la valse des cageots.
J’ai vite été repérée par les gars travaillant aux entrepôts, il y avait pas beaucoup de filles là-dedans, et comme j’avais l’air pour eux d’une ado et encore pas bien grosse, ils étaient curieux de savoir ce que je valais comme débardeuse, je voyais bien les regards en coin, je n’osais rien dire, et d’ailleurs dire quoi et comment ? Je comprenais les instructions de mon boss, elles étaient brèves et claires, d’ailleurs les gestes souvent suffisaient.
Effectivement c’est dur, mais j’ai vite appris à porter sans me casser les reins, à utiliser le diable pour rouler 6-7 cageots en même temps, utiliser les jambes et les genoux pour les monter sur le plateau du camion. Je faisais mon petit effet, mais je crois que mon cul moulé dans mes pantalons cargo surtout dans certaines positions « avantageuses » avait sa part de succès, genre beau petit lot…
Je dois dire que personne, jamais, n’a eu un geste déplacé et ça m’a énormément surprise par rapport au Japon ou les mains baladeuses sont hyper courantes. Côté commentaires c’était pas pareil, et si au début je ne comprenais pas les allusions, j’ai rapidement compris ce que voulait dire minou, minette, abricot, mais aussi les fameuses couilles et roubignolles, bonbons et autres bittes et que la queue dont on parlait s’agitait plus par-devant que par-derrière.
Mes petits citrons avaient aussi du succès à égalité avec mes petites pommes il faut le dire, on était dans l’alimentaire n’oublions pas, mais on ne m’a jamais parlé d’œufs au plat, j’en étais plutôt fière.
C’était le printemps, mais les nuits étaient fraîches, alors certains chopaient la putain de crève, avaient le blair ou le tarbouif en vrac ou en sucette, reniflaient et usaient des tirejus à ne plus savoir et mollardaient à tout-va.
Mon vocabulaire s’enrichissait de nuit en nuit, même les louchebem voulaient éduquer une élève si douée, mais là je mettais les pouces, j’entravais que dalle, je bonnissais pas assez le français pour ça. Cependant ma prononciation s’améliorait à vue d’ouïe, on m’avait mise en boîte avec les chaussettes de l’archiduchesse, et les nuances entre minou-minu, mieux-miu, bander mou-bader mu devinrent claires pour moi finalement en assez peu de nuits.
Le meilleur moment de la matinée c’était le casse-croûte. Les mecs ont voulu m’affranchir tout de suite en me proposant des mets réputés affoler les minettes tôt le matin, par exemple : harengs pomme à l’huile mais ils ont été marrons : j’ai adoré ça immédiatement, depuis je ne peux pas me passer des harengs au petit déjeuner, j’ai dû leur expliquer (!) qu’au Japon on mange souvent du poisson grillé au petit déj, les poissons fumés c’est pratique, on fait moins de cuisine, c’était pour moi une découverte. Leur revanche éclatante a été le test des fromages, je crois qu’ils rient encore aujourd’hui de mes grimaces quand je me forçais à avaler le livarot ou le putain de roquefort. Moi j’en frémis encore.
Une autre découverte merveilleuse a été l’andouillette-muscadet, là aussi gros succès auprès de « la puce ». Ils étaient charmés de me voir manger tout en me demandant dans quelles fouilles je mettais ça pour rester comme une ablette (ou une civelle) à passer entre le mur et l’affiche…
Le casse-croûte était offert par mon boss, lui aussi adorait me voir dévorer, je crois qu’il se demandait si je faisais un autre repas dans la journée…
Ensuite c’était retour et installation des tréteaux, déchargement des légumes, la balance, tout le bordel, les premières clientes à qui je demandais si elles n’avaient pas chopé une putain de crève, j’ai vite compris que ça n’était pas ce qu’il fallait, j’en ai été contrariée, mon apprentissage m’avait ouvert à un état spécial du français qui ne semblait pas partagé par la clientèle…
En attendant il a fallu apprendre à prononcer poireaux et non pas porrrro, carotte et non pas carrrrottto, les chux c’était presque bon, ils sont devenus choux finalement sans problème et les nabvés tout le monde comprenait.
Le plus dur ça a été les putains de chiffres. Mais c’est vachement compliqué en français. De 1 à 10 ça va, mais après… Pourquoi soudain dix-sept et la suite ? Et vingt alors qu’il y a trente, quarante… et d’un coup soixante-dix ?
Avec 100 et 1000 ça redevient logique, mais je m’en servais pas souvent au marché, forcément…
Au début, si je n’arrivais pas à me faire comprendre et que le boss était occupé, je pensais arranger les choses en montrant les chiffres sur mes doigts. C’était pire ! Je me suis rendu compte avec stupéfaction qu’en France on comptait sur les doigts à l’envers : Si tu montres 2 doigts ça veut dire 2 alors que au Japon pour dire 2 on replie le pouce avec l’index dessus et ainsi de suite. Le petit doigt en l’air c’est 4, normalement, quoi.
Plein de gestes qu’on fait sans y penser sont comme ça différents. Les petits enfants auprès desquels j’avais du succès, peut être parce que je parlais un peu comme eux, me faisaient un signe de la main pour faire « au revoir » je comprenais rien, pour moi ça veut dire « viens ». Tout comme ça. Parler la main devant la bouche ici c’est impoli, chez moi c’est de la pudeur, pour pas montrer l’intérieur de sa bouche, surtout quand on rit…
Il ne restait qu’à tout apprendre, bon, ça allait comme programme, en surveillant mon vocabulaire petit à petit je commençais à me faire comprendre et mon oreille s’habituait aux sons du français parlé à Paris, aidée grandement par le cinéma, j’ai ingurgité en quelques mois grâce aux médiathèques un nombre impressionnant de films français pas toujours bons mais sans sous-titres. Je n’étais plus sourde et muette, j’apprenais à vivre dans un monde encore bourré d’inconnu, mais je commençais à croire que je pourrais m’y adapter…