Six ans
Un matin, j'avais 6 ans, c'était l'été, les vacances scolaires, ma maman est partie dans son auto chercher ma grand-mère qui avait une jolie maison près de Tokyo. J'aimais beaucoup aller la voir, il y avait la nature, il y avait des arbres, de grands arbres, je passais des heures à les regarder et les écouter.
Ma grand-mère m'avait appris à les écouter et leur parler et je buvais leurs leçons avec avidité.
Et ma maman n'est jamais revenue.
Sur la route du retour un camion fou les avait tuées toutes les deux.
Ce jour là on m'a oubliée.
J'avais depuis déjà longtemps admis le fait que ma petite personne n'avait aucune importance, ça me paraissait parfaitement normal, ma maman et une employée de la maison s'occupaient de moi, m'emmenaient à l'école, me câlinaient, mon monde était réduit mais chaud et doux.
Mon père était pour moi un inconnu, je ne me souvenais pas l'avoir vu un jour, pour lui, seuls comptaient ses trois fils. Moi, la dernière-née, la fille, je ne l'intéressais absolument pas, il ne s'était même pas préoccupé de mon prénom, c'est un vieux moine qui l'avait trouvé après avoir longuement médité , paraît-il.
Donc j'étais seulement étonnée par l'absence de ma maman, elle était d'ordinaire ponctuelle.
J'allais manger à la cuisine, j'y avais toujours un accueil aimable, cette fois la cuisinière avait un drôle d'air, elle semblait avoir envie de pleurer, je comprenais pas pourquoi, elle était encore plus gentille que d'habitude avec moi, elle m'avait même, j'avais eu un mouvement de recul devant cette énormité, caressé la joue d'une main timide.
J'ai dormi seule cette nuit-là.
Je me souviens des jours suivants comme d'un cauchemar.
L'employée qui aidait Maman fut chargée de me prévenir qu'elle ne reviendrait pas, qu'elle avait rejoint les ancêtres avec sa maman, ma grand-mère.
Mon monde déjà peu peuplé devenait d'un coup désert, j'étais perdue, seule, dans un désert sans fin, je découvris à cette occasion ce que voulait dire le vertige.
Personne ne m'a emmenée à la cérémonie, soit pour m'éviter l'épreuve, soit, ce que je pense plus probable, par pure négligence. Mon existence comptait si peu dans cette grande maison que m'oublier était dans l'ordre des choses.
Les jours s'enchaînaient sans aucun intérêt, l'employée ne pouvait pas s'occuper de moi de manière permanente, elle avait beaucoup à faire dans la maison, c'était une tres grande maison où vivaient et passaient plein de gens, je la connaissais mal, elle m'intimidait beaucoup, peuplée d'adultes inconnus, de mes frères qui généralement ne s'intéressaient pas à moi, sauf pour se moquer de ma timidité, me tirer les cheveux ou me bousculer comme on ferait d'un ballon, aussi j' avais soin de les éviter, de me cacher lorsque par hasard je risquais de croiser leur chemin. Ils avaient pour eux seuls une salle réservée à leurs exercices de kendo et kenjutsu, je les entendais vociférer, ça me terrorisait.
Il y avait plusieurs jardins auxquels j'avais accès, j'aimais à m'y asseoir à l'ombre d'une galerie, de là je voyais les fleurs, les arbustes et les oiseaux. Les bruits de la ville y parvenaient atténués, comme le bruit de la mer quand on est loin encore des côtes. Je passais des heures à rêver, une de mes rêveries préférée mettait en scène ma maman et ma grand-mère venant dans un avion tout blanc me chercher pour m'emmener avec elles dans leur monde où tout était joli, gai et accueillant, peuplé des camarades d'école que j'aimais bien, sans aucun danger ni rien pour vous guetter, pour vous sauter dessus en criant pour vous faire pleurer, dans un couloir sombre.
C'est de là que, une fin d'après-midi très chaude où j'avais dû somnoler, je vis apparaître une femme étrange aux cheveux rouges, géante, elle avait des yeux si pâles on aurait dit une aveugle, elle me souriait, penchée sur moi les mains sur les genoux. Elle me faisait terriblement peur.
À partir de ce jour, elle devait s'occuper de moi, exclusivement, et aussi longtemps que nécessaire, au moins jusqu'à l'adolescence me dit-elle.
J'appris qu'elle venait de ce pays auquel nous avions fait la guerre, follement, qui nous avait vaincus puis occupés, qui avait condamné mon grand-père comme criminel de guerre, puis l'avait libéré presque aussitôt comme indispensable au redressement du Japon…
Elle parlait le japonais mais faisait plein de fautes qui me faisaient rire, en fait ce sont ses incorrections qui m'avaient rassurée, tout en m'intrigant : comment une grande (très grande) personne pouvait-elle ainsi faire des erreurs de petit enfant ?
Sa langue m'intriguait beaucoup, des sons étranges, si difficiles à imiter. Ils se comprenaient entre eux, ces Américains ? J'ai eu longtemps un doute à ce propos, mais, peu à peu, mon oreille et ma langue s'habituaient. Un an plus tard je pouvais tenir une conversation, en échange ma Nanny, puisque je devais ainsi la nommer, ne faisait presque plus d'erreurs en japonais.