Zone d'Écriture Temporaire

La numérisation du monde

Il y a avec le GPS comme une superposition qui s’opère entre le monde et soi. On ne cherche plus à savoir où l’on est sur une carte, mais où l’on va. Le paysage disparait (on sait de moins en moins lire un paysage sur une carte).

On s’en remet à une machine qui ne communique avec nous que visuellement et/ou auditivement. Nous n’utilisons pas ou réduisons fortement l’usage de l’odorat pour sentir l’humidité de la forêt, des sons pour entendre la rivière qui passe à proximité, du touché pour sentir le vent qui monte de la vallée.

Désormais, on n’est plus jamais perdu nulle part puisque l’on sait toujours où l’on est exactement.

Le paysage s’efface, le voyage disparait au profit du trajet et du but de celui-ci.

C’est un peu la même chose que pour la montre analogique ou numérique. La numérique est beaucoup plus précise, mais on ne sait plus aussi facilement se situer dans le temps. Nous n’en avons plus la même représentation. Nous ne sommes plus dans un monde linéaire, mais morcelable.

Autant la littérature met des mots sur des émotions, des couleurs, des formes et intensifie le monde autant le numérique, s’il nous apporte dans un premier temps ce sentiment d’intensité, fini par nous assécher. À la différence du texte qui fait appel au pouvoir créatif de notre cerveau, le numérique nous propose une vision clé en main.

La question n’est donc pas de savoir si le numérique sera assez développé dans les années à venir pour être aussi puissant que notre cerveau, mais si notre cerveau sera toujours aussi sollicité pour créer nos propres images intimes. Des images qui perdureront même après la coupure d’électricité.

Cela m’évoque le modèle grandissant de l’abonnement. Il parait presque normal de payer chaque mois pour pouvoir utiliser un logiciel comme un traitement de texte, un retoucheur d’images ou l’écoute de musiques. Mais si l’on cesse de payer les créations, les vôtres ou celles que vous avez achetées ne sont plus accessibles. Sans compter le contrôle que certaines sociétés souhaitent avoir sur la “bonne” moralité, l’orientation politique ou sociale de vos créations. Avec un simple stylo et une feuille de papier, vos productions vous appartiennent totalement, de leurs créations, de leurs usages (comme le partage) pour toute la durée de votre vie.

Il y a comme une volonté de captation de tous les aspects du vivant.

Peut-être cela a-t-il aussi à voir avec la diminution de l’intimité. Les conversations téléphoniques étalées dans les espaces publics bousculent les usages habituels. D’une part, il y a le sentiment que “ces gens-là” ne respectent pas l’espace commun en l’envahissant pour vous imposer leurs histoires particulières, mais aussi qu’ils ne ressentent pas l’aspect intime de leurs conversations, qu’ils n’éprouvent pas de pudeur.

Le terme de pudeur, tombé un peu en désuétude s’applique pourtant parfaitement dans le sens où ce que chacun raconte n’a rien d’extraordinaire, de profondément secret, de radicalement nouveau pour le genre humain, mais que c’est malgré tout une partie de soi qui nous appartient en propre.

Peut-être est-ce aussi la raison du succès des filtres en photographie numérique. Redonner une épaisseur à l’image parfaite comme transparente et donc sans aspérité, sans épaisseur. La reproduction parfaite du réel n’apporte rien de plus que le réel lui-même. Passé l’effet de nouveauté et de la performance technologique, elle devient ennuyeuse, sans âme. Elle ne comble en rien notre besoin de compréhension du monde. Un peintre qui peint la réalité parfaitement ne fait que de la reproduction mécanique. Même la photographie, après avoir libéré la peinture du réel, s’est affranchie de cet écueil. On lui reconnait désormais un certain regard, un style.

La numérisation change le rapport au sens.

De même les rencontres (principalement sexuelles) se font de plus en plus via des plateformes numériques sur Internet (avec des algorithmes). Outre l’efficacité en termes d’accumulation de partenaires, ces outils réduisent les risques et les surprises, l’épaisseur du temps. Tout comme le GPS, il n’y a plus de voyage, mais des trajets pour aller à une rencontre dont l’algorithme garanti le résultat. L’absence de temps, d’épaisseur de vie fait que la rencontre, si elle répond à la pulsion sexuelle, ne comble rien du gouffre de nos âmes.

Il y a, dans le numérique, comme la tentative de désépaissir nos vies, de tout mettre en chiffre. Comme si le numérique ne pouvant copier nos âmes cherchait à les faire disparaitre.

Je repense à la formule inscrite sous le cadran solaire de la maison collective dans laquelle je passais, enfant, mes vacances étés et que j’ai fait mienne depuis de nombreuses années : “Temps partager résiste au temps”.