Contre la littérature politique
Je poursuis ma lecture des ouvrages publiés récemment autour de la thématique de la littérature politique, ou plus généralement de l’articulation entre littérature et politique. Cette fois, il s’agit de Contre la littérature politique, publié par La fabrique et qui réunit six textes de six auteurs : Pierre Alferi (malheureusement décédé entre l’écriture et la publication de son texte), Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, et Louisa Yousfi.
Aujourd’hui, le mot « politique » est partout en littérature, peut-être au point d’en disséminer le sens et d’en atténuer la portée. C’est ce qui nous a à nouveau poussés à réunir quelques ami·es (et ami·es d’ami·es) parmi ceux et celles qui ont maintenu un effort pour renouveler la tension entre littérature et politique moins comme un thème ou une position mais davantage comme une manière de faire et de défaire.
Les six textes qui composent cet ouvrage fait entre quinze et trente pages chacun et présentent des styles très différents. En voici un bref aperçu :
Beaucoup d’intentions, avec peu de crimes (Nathalie Quintane)
Un texte déstructuré, riche en références littéraires, parfois confus, souvent percutant, comme dans ces deux extraits :
Joli dialogue sur l’articulation entre le rôle des écrivains et celui des militants :
— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous avez plein d’imagination, vous avez des idées, vous inventez des histoires, carrément vous inventez des mondes
— Attends mais vous, les militants, les activistes, vous avez le sens pratique, vous savez exactement ce qu’il faut faire dans telle ou telle situation, vous avez de l’expérience, vous connaissez tout un répertoire d’actions.
— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous n’êtes pas limités pareil, vous pouvez vraiment inventer des choses que nous, elles ne nous seraient jamais venues à l’esprit.
— Oui mais justement est-ce que ça ne pourrait pas vous servir à vous, les militants, les activistes, des choses qu’on inventerait à condition qu’elles ne soient pas trop délirantes ?
— Bien sûr qu’il faut qu’elles ne soient pas trop délirantes, et à ce moment-là on pourrait les mettre en pratique, à ce moment-là on pourrait taguer des bonnes phrases, avoir de bons slogans, que vous, les écrivains, les artistes, vous auriez inventés, avec de bonnes polices originales dont on n’aurait jamais eu l’idée.
Sur la langue bourgeoise :
Cette langue « ordinaire »-là, celle de la littérature à laquelle nous sommes désormais habitué·es, elle est spécialement confectionnée pour une petite bourgeoisie inculte-cultivée, celle qui adore apprendre plein de choses (il faut donc que ce soit compréhensible). C’est une langue qui n’a pas été déscolarisée.
Elle peut exprimer la colère, d’ailleurs, la révolte, l’émeute, le meurtre, que sais-je encore, mais elle les exprime sagement.
Elle exprime sagement la colère, sagement la révolte, et elle cadre l’émeute.
Chant pour des armes splendides (Louisa Yousfi)
Un long texte poétique assez hermétique, dans lequel je n’ai pas réussi à entrer. Probablement plus par ma faute que par celle de l’autrice, mais c’est ainsi.
À nos Grandes-Têtes-Molles (Pierre Alferi)
Dans plusieurs lettres fictives, Pierre Alfred interpelle à plusieurs figures médiatiques, littéraires, patronales ou politiques, à la fois stéréotypées et criantes de vérité. C’est incisif, drôle, et cela vise souvent juste.
Ainsi, quand il s’adresse à la figure de l’intellectuel médiatique :
Revenons à tes débuts. Rafraîchis ma mémoire : dans quel domaine as-tu d’abord fait la preuve de ta compétence ? Silence. Tu as bien dû, pour accéder au rang prestigieux d’intellectuel – ajoutons « de gauche », ça ne mange pas de pain –, faire quelques études et lire quelques livres. Sans doute. Tu as dû surtout beaucoup pérorer, beaucoup t’écouter pour te coudre ce manteau d’Arlequin d’éloquence tribunitienne, judiciaire et même religieuse qui te vaut d’être reçu comme une autorité en matière de tout et de rien.
En tout cas, tu es parvenu à éviter complètement ce que suppose la moindre expertise dans quelque domaine que ce soit : le travail. À quoi bon enquêter, se documenter, réfléchir, quand on a déjà des idées ? J’entends ce mot au sens de la page « idées » des journaux, où il désigne ni plus ni moins que des opinions. Là où tu es vraiment chez toi, là où aucune recherche scientifique, aucune démonstration solide, aucune expérience ni aucun effort de pensée ne sont requis, l’opinion étant le contraire de la pensée. Qu’importe si aucun·e spécialiste, aucun·e chercheur·se en sciences humaines, dans aucun des domaines que tu traverses au galop, ne t’a jamais pris au sérieux : tu t’adresses exclusivement à celleux qui ne savent rien de la question et risquent donc d’être abusé·es par ton emphase et ton aplomb.
Dresser le cet émotif de tes jugements péremptoires serait trop déprimant. Ils ont en commun d’appliquer un vernis moral sur les éléments du langage dominant de l’époque. Il t’en a fallu du courage, à tes débuts, pour dénoncer le stalinisme vingt ans après le rapport Krouchtchev. Et de même, aujourd’hui, pour insulter les musulmans français en butte au racisme et aux discriminations postcoloniales. Pour en appeler à la défense de la République, de l’Europe et de la langue française, que nul ne menace. Pour ironiser sur les victimes de féminicides et de viol conjugal. Pour glorifier – encore, toujours – l’Occident où tu veux te mirer.
Ton tour de passe-passe est, à vrai dire, enfantin. Il s’agit d’abord d’invoquer des valeurs, qui ont sur les concepts l’avantage de ne présenter aucun contour net et de n’exiger aucune construction rigoureuse. Puis, quand tu les as bien aspergées de moralisme tiédasse, il s’agit de présenter tes vues banales comme neuves et subversives. « On ne peut plus rien dire ». « Tout le monde veut me faire taire ». « Je suis un résistant ». Voilà ce que tu ne te lasses pas de répéter sur les plateaux, à longueur d’émissions, de chroniques, de proclamations.
L’ironie de ta situation décidément t’échappe. Car tu ne profères jamais que mes idées reçues et les mensonges majoritaires auxquels se reconnait la parole de l’État par-delà les variations de son discours et les changements de son personnel. Mais cette voix-de-son-maître, diffusée dans la société par les canaux les plus divers, s’incarne en toi dans un pantin de ventriloque déguisé en héros réfractaire, censuré, voire persécuté.
Commun naufrage, la décrépitude achève de te droitiser. Tes dîners en ville t’ont fait découvrir le bon camarade qui se cachait derrière le président le plus scélérat et le plus corrompu du nouveau siècle, et un allié mondain derrière le dernier démagogue fascistoïde à la mode de Saint-Germain-des-Près. Leur amitié t’aura valu de déclencher une guerre au loin entre pauvres et de lever des fonds pour payer ton bâton de maréchal et ta retraire dorée. Le masque tombe. Sous les principes et les valeurs « universelles », tu n’aimes décidément que le manche du pouvoir, le statu quo, voire le durcissement des dominations sociale;, sexiste, raciste et culturelle qui t’ont tant profité. Sous l’enflure de ton style parlait, depuis le début, ton intérêt le plus mesquin.
Donnez moi un mot, juste un mot (Leslie Kaplan)
Derrière une forme qui m’a d’abord dérouté, Leslie Kaplan propose une jolie réflexion sur le langage, la littérature et le travail. C’est inventif, peut-être trop parfois, mais cela fonctionne bien dans l’ensemble.
Voltaire ou sainte Thérèse ? (Tanguy Viel)
Dans un texte pas toujours très accessible, l’auteur dresse une courte histoire de la littérature politique, du XIXe siècle à nos jours, pour tenter d’en tirer des leçons. Je n’ai pas été totalement emballé, même si j’en ai retenu ce passage :
Qu’elle demande transformation ou réparation du corps social, qu’elle s’en tienne à sa radiographie acide ou bienveillante, c’est tout un : notre époque exige que sa littérature soit proportionnée à un certain réalisme, augmenté, un, de sa charge documentaire, deux, de son dessein « politique ». Et il suffit de feuilleter n’importe quelle presse littéraire pour sentir à quel point la pente dominante de notre temps est celle du « sujet sociétal », pris en tant que sens de la responsabilité, de l’urgence, et pourquoi pas de l’héroïsme littéraire qui pourrait en découler. Militant de gauche ou anarchiste de droite, attendrissant ou cynique, tel se doit être l’écrivain d’aujourd’hui, héroïquement penché sur les drames éco-sociaux de son époque. L’écriture, au sens esthétique du terme, y est une plus-value non négligeable, certes, mais non essentielle. L’essentiel : la participation au débat, l’amélioration de la condition humaine, le pamphlet, la défense des minorités, la dénonciation des injustices. Peu d’entre nous y échappent ; s’évader est suspect.
Un conte moral : Bubor Schnulff (Antoine Volodine)
Un récit littéraire étrange mais au style plaisant, c’est-à-dire tel que je me souviens des romans d’Antoine Volodine que je me souviens avoir lus, comme Terminus radieux.
L’ensemble de l’ouvrage oscille entre l’étrange et le percutant. Je dois dire que ce fut pour moi une lecture assez déstabilisante, mais peut-être était l’objectif des auteurs et de l’éditeur ?
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr