Le futur du travail (Juan Sebastián Carbonell)
J’ai découvert le sociologue Juan Sebastián Carbonell et son livre Le futur du travail dans deux entretiens en vidéo qu’il avait donnés au site Hors-Série. J’avais aimé son discours à la fois très posé et factuel sur la forme, et radical sur le fond. Je me suis donc laissé tenter par ce livre.
Le travail est un inépuisable objet de fantasmes. On annonce sa disparition prochaine sous l’effet d’un « grand remplacement technologique », on prophétise la fin imminente du salariat, on rêve d’une existence définitivement débarrassée de cette servitude. Fait significatif, les futurologues consacrés et les apologistes du monde tel qu’il va n’ont absolument pas le monopole de ce discours, tout aussi bien tenu par les plus féroces critiques du capitalisme. À chaque révolution technologique ses mirages. Car il y a loin, très loin, de ces anticipations à la réalité. Le travail humain conserve en effet une place centrale dans nos sociétés. Simplement, ses frontières et le périmètre des populations qu’il concerne se déplacent : ce n’est donc pas à une précarisation généralisée que l’on assiste, mais à l’émergence d’un nouveau prolétariat du numérique et de la logistique, dans des économies bouleversées par l’essor des géants de la Big tech.
Dans cet essai incisif, Juan Sebastián Carbonell montre que le discours sur la « crise du travail » fait obstacle à la compréhension de ses enjeux politiques. Et que sa mise en avant empêche, parfois à dessein, la nécessaire ouverture d’un débat sur les voies de son émancipation.
Juan Sebastián Carbonell propose un essai à la fois clair et lumineux. J’ai globalement été convaincu par son propos, dont je vous propose ici quelques extraits et une synthèse de mes notes prises au cours de la lecture.
Dans l’introduction :
Qu’en est-il réellement ? Le travail humain est-il menacé de remplacement par des machines et des algorithmes ? Le salariat est-il voué à disparaître ? Et, si ce n’est pas le cas, quelles formes le travail prend-il désormais ? Je mène des recherches depuis une dizaine d’années sur les transformations sociotechniques du travail, principalement dans l’industrie automobile. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater le décalage abyssal entre les pronostics sur la fin du travail et la réalité du terrain ; entre ce que disent les futurologues et les apologistes de la start-up nation, d’une part, et ce que disent de façon très prosaïque les travaux de recherche ou les travailleurs eux-mêmes, d’autre part. Le but de cet ouvrage est de confronter ces deux points de vue et de montrer comment s’articulent aujourd’hui le travail et la société, afin d’ouvrir un débat sur les voies de l’émancipation du travail. Car cette voie reste pour l’heure obscurcie par les discours sur la fin du travail qui ont pour effet, souvent à dessein, de nous faire croire que le capitalisme est l’horizon indépassable de notre temps
1. La fin du travail n’aura pas lieu
Les 4 effets de l’automatisation sur le travail humain : substitution, déqualification/requalification, intensification, et contrôle.
Il est difficile de calculer le nombre d’emplois disparus à cause de l’automatisation. Les suppressions d’emplois constatées peuvent être dues aux crises économiques successives, aux restructurations, aux nouvelles méthodes de travail, ou à la flexibilisation du temps de travail.
Les vagues précédentes d’automatisation n’ont pas amené la fin du travail, seulement sa transformation. Ce sera probablement le cas avec la nouvelle vague autour de l’IA, qui touchera certains emplois qualifiés et en créera d’autres. Le point d’attention est sur la nature et la qualité des emplois qui seront créés.
Digital manufacturing : investissements trop lourds dans une économie capitaliste stagnante, les humains demeurent plus flexibles que la plupart des machines, et coûtent beaucoup moins cher.
Le discours sur l’automatisation et les nouvelles technologies serait avant tout un projet politique et une réthorique pour attirer des investisseurs et susciter de l’adhésion.
On peut comprendre que le discours sur la disparition du travail humain soit utile aux capitalistes, mais pourquoi ce discours séduit-il aussi une partie du mouvement social ?
Se méfier et s’en prendre aux machines n’est pas nouveau, c’est aussi vieux que le capitalisme (ex : mouvement des luddites en Angleterre au début du XIXe siècle) : ce n’est pas un rejet irrationnel mais une tactique parmi d’autres dans la lutte des classes. Il n’y a pas de rejet du progrès technique en tant que tel, mais des conditions dans lesquelles les capitalistes le mettent en œuvre.
2 questions fondamentales : à qui profitent les machines ? Et dans quels but sont-elles introduites ?
« La technologie n’est ni bonne ni mauvaise, et elle n’est pas neutre ». Entre les mains des employeurs : intensification du travail, déqualification de la main d’œuvre, suppression de postes, contrôle renforcé. Entre les mains des travailleurs eux-mêmes, des syndicats ? Réduire la pénibilité ? Réduire le temps de travail ? L’automatisation dans des conditions favorables aux travailleurs devrait être une revendication du mouvement syndical.
2. Tous précaires ?
La deuxième thèse en vogue qu’il faut réfuter est celle de la précarisation généralisée de l’emploi.
Le salariat stable reste la norme dans la plupart des pays riches : en France, 87% des salariés (hors apprentis) sont en CDI.
La division des travailleurs en une multitude de statuts a toujours existé, il y a toujours eu une coexistence entre permanents et temporaires.
L’idée que la précariat submerge le salariat sert de justification aux réformes visant l’employabilité et le retour à l’emploi.
Le « plein emploi » des Trente Glorieuses était surtout dû à un fort taux d’inactivité qui touchait surtout les femmes. Le chômage a augmenté quand le taux d’inactivité a baissé, avec l’entrée massive et durable des femmes dans l’emploi et la féminisation de la population active (via la tertiarisation).
La précariat peut être vu comme une fraction du prolétariat, avec des intérêts convergents : si les conditions matérielles du précariat s’améliorent, la « menace » sur le prolétariat diminue, le rapport de force face aux employeurs est plus favorable.
C’est surtout quand ils luttent ensemble qu’on voit que les intérêts des précaires et des permanents peuvent converger.
Il y a toutefois une déstabilisation qui s’opère au cœur même du salariat stable : horaires flexibles, rémunération variable et flexible, qui reporte les risques économiques sur les employés (la rémunération baisse si la situation économique se dégrade).
La précarité n’est pas nouvelle, elle n’a rien d’exceptionnel sous le capitalisme. Différentes formes de précarité se sont succédé au cours de l’histoire.
L’emploi stable et de longue durée est une norme relativement récente dans l’histoire du capitalisme français. Il a été rendu possible par un rapport de force favorable au mouvement ouvrier, par un contexte économique spécifique (croissance d’après-guerre) et par l’intérêt du patronat à garder une partie de la main d’œuvre qualifiée.
La précarité s’installe de manière durable dans certains secteurs : industrie automobile (fonctionnement saisonnier), logistique par exemple.
La thèse selon laquelle le précariat serait en train de supplanter le salariat ne résiste pas à l’analyse. Cela ne veut pas dire que la condition du salariat stable soit enviable. Au contraire, les salaires stagnent et les conditions de travail se dégradent.
Au lieu de les voir comme un groupe à part, séparé du reste du salariat, il faut penser les précaires comme faisant partie d’un vaste ensemble de travailleurs, indépendamment de leur statut. Cela saute aux yeux quand ils mènent des luttes communes.
3. Les nouveaux prolétaires du numérique
Les nouvelles formes de travail au travers des plateformes numériques exercent une pression à la baisse sur les prix et les salaires en imposant une logique de juste-à-temps, des cadences infernales et des horaires impraticables.
Contrairement à une idée reçue, la nouvelle économie (services, numérique, etc.) n’a pas remplacé l’ancienne (industrie). C’est une vision eurocentrée, car jamais autant de personnes n’ont été employées dans l’industrie manufacturière à l’échelle mondiale. L’emploi manufacturier régresse dans la plupart des pays riches, mais il progresse au niveau mondial. On assiste plutôt à un basculement de l’emploi industriel des pays du Nord vers les pays du Sud.
Le capital fait face à deux forces : crise de profitabilité et conflits de travail. Il se dirige donc vers des régions où les salaires sont plus faibles et la main d’œuvre plus facile à contrôler. Pays chaque mouvement crée ou renforce une nouvelle classe ouvrière qui peut se mobiliser pour ses droits : trouver une main d’œuvre bon marché et disciplinée s’apparente à un mirage.
L’épicentre du travail ne change pas seulement d’un pays à l’autre mais aussi d’une industrie à l’autre, au gré de l’accumulation du capital et de la recherche de profits. Le textile a été l’industrie dominante au XIXe siècle, l’automobile au XXe siècle. La logistique, la fabrication de batteries ou le numérique pourraient être celle du XXIe siècle.
Dans tous les cas, le travail et les conflits de travail suivent les mouvements du capital.
Le numérique a l’image d’un secteur où le travail serait moins pénible, moins contraignant et plus intéressant. Or, il emploie une armée de nouveaux prolétaires invisibilisés.
On parle d’ubérisation, de travail à la pige, à la tâche.
Les travailleurs assument entièrement les risques liés à l’activité sans bénéficier du statut de salarié (congés payés, salaire minimum, protection sociale)
Les plateformes constituent une extension du domaine de marché, elles remplacent des personnels (amitié, parenté, communauté) par des rapports marchands.
Le micro-travail, payé à la tâche, permet d’alimenter des algorithmes et d’entraîner des modèles d’intelligence artificielle. Cette dépendance de l’intelligence artificielle aux micro-travailleurs est le secret honteux des discours triomphants sur l’intelligence artificielle.
Ce modèle n’est pas novateur : il s’apparente au tâcheronnat du XIXe siècle : un travail était confié formellement à un « preneur d’ouvrage », qui sous-traitait à plusieurs travailleurs ou travailleuses payés à la tâche.
Conflits, syndicalisation, auto-organisation, autogestion : on retrouve les formes classiques des conflits du travail. Les travailleurs de plateformes et les micro-travailleurs sont donc des « salariés » comme les autres, rémunérés par le capital.
4. Le travail du flux
La « révolution logistique » est une transformation majeure du capitalisme, avec une accélération de la circulation des marchandises à l’échelle internationale.
La fascination pour l’architecture des espaces et les infrastructures des entrepôts (le travail mort) fait oublier le travail vivant nécessaire à leur fonctionnement.
La révolution logistique a des effets paradoxaux sur la circulation des marchandises : les chaînes d’approvisionnement dépendent de fournisseurs de moins en moins nombreux, la disruption d’un segment de la chaîne implique l’interruption de l’ensemble. Cette fragilité n’est pas seulement un épiphénomène, elle a une dimension structurelle, qui peut être un levier en action pour les travailleurs du flux.
La fluidité est parfois présentée comme le principe de base de toute organisation industrielle moderne et plus généralement de l’organisation économique de la société.
La logistique est une activité très intensive en travail, malgré les fables autour de la robotisation et des entrepôts entièrement automatisés, elle nécessite toujours un grand nombre de travailleurs manuels, qui restent moins coûteux et plus efficaces que les robots. Par contre l’introduction de nouvelles technologies produit les mêmes effets que dans les autres secteurs : intensification du travail et disqualification de la main d’œuvre.
Les conditions de travail dans les entrepôts sont proches de celles en vigueur dans l’industrie manufacturière : préceptes taylorisées de division du travail, de déqualification et de contrôle des gestes par l’encadrement ou des dispositifs techniques.
Les concentrations d’ouvriers dans des clusters logistiques ont provoqué des grèves et des conflits sociaux. Leur position comme goulets d’étranglement de l’économie mondiale leur accorde un levier d’action.
Les luttes dans le secteur de la distribution ne sont pas une nouveauté : historiquement, le transport maritime, routier et ferroviaire ont été des bastions du mouvement ouvrier au XXe siècle. Marins, dockers, cheminots et routiers fonctionnent comme des corporations professionnelles avec une longue histoire syndicale et politique. La logistique pourrait devenir un secteur fondamental du mouvement syndical.
5. Quelle politique face à la « crise » du travail ?
Le travail conserve une centralité dans notre société. Loin de disparaître, il évolue, se transforme et se multiplie dans de nouveaux secteurs. Les nouvelles technologies et les transformations socioéconomiques du capitalisme déplacent ses frontières et le périmètre des populations concernées, tout en dégradant les conditions de travail du salariat stable.
Face à ces évolutions qui ne sont pourtant pas des ruptures, certains annoncent une « crise » du travail et proposent des « solutions », d’autant que le travail est un objet de débat politique.
3 types de proposition :
1. Démarchandiser le travail : décorréler travail et emploi/salariat (revenu universel, garantie d’emploi)
2. Démocratiser le travail : répartir et partager le pouvoir dans l’entreprise pour que les salariés puisse prendre part aux décisions concernant l’avenir du travail et la répartition des profits
3. Se libérer du travail : embrasser la « crise » du travail pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes
L’auteur critique ces 3 propositions, qu’il juge prisonnières de l’horizon restreint de l’économie capitaliste. Il défend une perspective plus radicale, avec 2 objectifs : libérer la vie du travail, et libérer le travail de la domination du capital.
Le revenu universel semble être une « revendication de crise, brandie dans les situations de net recul social et de forte offensive des politiques d’austérité ». Il pose problème parce que ses présupposés sont erronés (automatisation totale, avènement de préparait) mais aussi en raison de la vision politique qui le sous-tend. Il n’envisage pas la société divisée entre travailleurs et capitalistes, et fait de l’individu le coeur de son projet politique. Il met sur un pied d’égalité des individus qui contribuent de manière inégale à la production et à la reproduction de la société, et tend à effacer les classes sociales et la lutte des classes. Au lieu de libérer les travailleurs du travail, il les rendrait dépendants de l’État, lui-même imbriqué dans des rapports de classe, de genre et de race (sans parler des menaces de montée de gouvernements populistes et autoritaires dans le monde).
Certains défenseurs du revenu universel le voient comme une « voie capitaliste vers le communisme » mais cela réduit la perspective communiste à une simple répartition des richesses, sans défendre un autre projet de société. Au lieu de transformer radicalement les rapports de travail dans les entreprises, de demander la planification de l’économie ou la démocratie sociale dans les entreprises, ils entretiennent l’illusion d’une « bonne réforme » pour en finir avec la pauvreté, la crise écologique, ou l’exploitation capitaliste.
Le revenu universel est don une mauvaise réponse à un faux problème. Cette revendication en dit moins sur les transformations du travail que sur l’abandon par la gauche de l’espoir et de l’ambition de construire une société radicalement différente.
Grâce au droit du travail, aux syndicats et à la négociation collective, des progrès ont été faits pour la démocratie au travail mais ils sont loin d’être suffisants. Le contrat de travail consacre toujours un lien de subordination entre le salarié et l’employeur. La démocratie politique et la démocratie économique semblent toujours antinomiques : la première s’arrête aux portes des entreprises.
Pour l’auteur, les propositions dans ce sens ne vont pas assez loin. Plutôt que de rééquilibrer le pouvoir entre salariés et actionnaires, il faudrait envisager le contrôle des entreprises par les salariés, comme véritable démocratisation du travail. Les travailleurs pourraient ainsi décider librement du contenu et du sens du travail, et lui donner d’autres buts que l’accumulation de profits.
Quelques mots enthousiasmants tirés de la conclusion :
Cela reviendrait à décider collectivement ce que l’on produit et comment, à choisir démocratiquement quelles technologies utiliser, comment répartir le temps de travail entre tous et ainsi résorber la précarité et le chômage. Quand les travailleurs décident entre eux ce qu’ils vont produire et comment ils vont le produire, le travail acquiert une dimension politique, ce n’est plus de l’exploitation. Et il devient, par sa dimension politique, un outil d’émancipation. On voit donc que la question du contrôle et celle de la lutte pour une vie qui ne soit pas soumise au travail sont liées : la lutte pour un temps doublement libre (libéré du travail et du capital) peut devenir une perspective joyeuse pour le mouvement social, loin des calculs budgétaires qu’implique nécessairement le revenu universel, ou de la démission individuelle que représente le refus du travail.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr